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T»-^r

t

ŒUVRES DRAMATIQUES

DE

LOPE DE VEGA

II

1

Taris. Imprimerie Viéville et Cap'oiiHnil, rue des Poilevins, 6.

OEUVRES DRAMATIQUES

LOPE DE VEGA

TRADUCTION

M. EUGÈNE BARET

Lei Capricei âi BéSii. Vian ferrée de itadrid. Le Chien du Jardinier, Le Cerlainmm Ffucerbiia. La Jemoi^ieU. Aimer mu rrxio- gTT— La faïutt /■■;»«.

DEUXIÈME ÉDITION

LIBRAIRIE ACADBMIQVF. DIDIER ET C'«, LIBRAIRES-ÉDITEURS

Shoon 5ôS6»7

N.

7 1B90

LES CAPRICES

DE BELISE

IJ.

\ _

NOTICE

stm

LES CAPRICES DE BELISE

Lope nous introduit ici dans lUntérieur d^une de ces familles que le commerce des Indes, peut-être Tadministration , a puissamment en- richies. Le père est mort ; TAmérique envoie sa pluie d^or, et nous avons la peinture magistrale de Teffet produit sur le moral par ces fortunes immenses amassées brusquement et sans beaucoup de travail, grâce à la législation inique qui régissait TEspagne et ses colonies. Le résultat est un orgueil insensé avec son cortège ordinaire de vices. Don Juan, le fils, a des chevaux et des maîtresses; il ne rêve que parures et amusements nouveaux. Il faut voir le ton qu'il prend avec sa mère. Quant à Belise , la fille , c'est la Jeune fille riche si bien peinte par Emile Augier : « Ah 1 les Jeunes filles riches , le frOlement de leurs robes ressemble à un froissement de billets de banque , et Je ne lis qu'une chose dans leurs beaux yeux : a La loi punit le contrefiicteur.,. » Tout cela est rendu par un mot en espagnol : Belise est me/iWroM, c'est-à-dire précieuse. Elle a des caprices , des dédains à profusion , et plus encore des susceptibilités de petite maîtresse , des fantaisies im- pertinentes, des lubies, car tout cela est contenu dans le mot meliêidre.

L'or du Mexique attire, comme bien on pense, les coureurs de dot. 11 i^ent des partis d'importance. Rien d'amusant , rien de piquan. comme les traits, les saillies inépuisables dont la belle se plaît à accabler ses infortunés prétendants.

Il faut une punition à cette perversité de la raison qu'offusquent les fumées de l'orgueil ; l'être humain en train de foire de soi une divi- nité doit être ramené au sentiment de son néant. Il faut raviver la

4 NOTICE

conscience morale dans cette famille qui flotte au gré de tous les in- stincts égoïstes. Telle est, à n^en pas douter, la leçon morale qu'a voulu donner Lope. Voyons comment il s'y est pris.

Lope a été servi par les accidents de la vie espagnole de son temps ( lances de amor y fortuna ), dont il est toujours le peintre si fidèle. Nous sonmies au Prado ; un cavalier navarrais s'est permis de suivre de trop près Gelia , maltresse de Felisardo. Un coup d'épée Ta laissé pour mort sur le terrain. Pour échapper aux alguazil^ qui accou- rent , les 4e«iK amants se jettent dans la maison d'un aeû de Feli- sardo, nommé Eliso. Cet Ëliso est débiteur de Lisarda, mère de Belise la précieuse. Certain billet n'ayant pas été payé le jour de l'échéance, l'homme de loi se présente chez Ëliso pour prendre des gages. Cédant au vœu de Lisarda qui trouve fort à son goût les prétendus esclaves d'Ëliso, ce dernier, dans l'intérêt de leur sûreté, consent à les livrer comme gages de sa dette, et voilà Felisardo et Celia introduits dans la maison du riche Américain.

Il s'ensuit un des plus singuliers imbroglios qu'ail pu imaginer la comédie espagnole, dans laquelle l'imbroglio est pour ainsi dire de rigueur.

Don Juan devient amoureux fou de Celia, au grand dépit de Feli- sardd, pendant que Belise la précieuse, la dédaigneuse, s'éprend de Felisardo, au point d'exciter très-vivement la jalousie de Celia. Flora, la suivante de Belise, se met de la partie, et il n'est pas jusqu'à la mère, qui se trouvant encore suffisamment moza, n'ait la folle pensée d'épouser Felisardo, pour se venger de la conduite de sa fille et de son fils. Jamais on ne vit esclave plus heureux ni plus embarrassé que Felisardo.

On verra la manière dont Lope peint la situation de fielise. Cette peinture de l'orgueilleuse jeune fille en face d'un homme qu'elle aime et qu'elle croit un esclave est vraiment admirable : sa honte, ses combats, sont excellemment décrits. Elle aime, non-seulement sans pouvoir le dire, mais sans oser se l'avouer à elle-même, un homme qui la comprend sans vouloir l'entendre, occupé ailleurs par son amour. Le sentiment de cette situation l'écrase au point qu'elle tombe plusieurs fois pâmée. C'est dans cet état qu'elle surprend un jour l'aveu de la passion mutuelle de Felisardo et de Celia. La passion de Belise, passion toute méridionale, éclate alors avec fureur. Les esclaves seront marqués au visage, sous prétexte qu'ils ont le projet de s'enfuir. Felisardo recevi'a un carcan et son écroU; On obéit à ce nouveau- ca^

SUR LES CAPRICES DE RELISE. a

priée de la melindrosa; heureusement quUl y avait un moyen d'imiter à s'y méprendre ces affreuses brûlures au visage, et Tiberio, son oncle^ a recours à ce moyen.

Voici comment cette action si compliquée se dénoue. Poussée à bout par les bizarreries inexplicables de sa ÛUe, Lisarda« d'accord avec son beau-^re, concerto son mariage avec Pedro, soiu le nom d'un gentilbomme appelé Felisardo, auquel, selon Tit*orio, il ressemble à s'y tromper. I>ans la pensée de Tiberio ee jnariage n'est que supposé, et destiné seulement à agir sur l'esprit des «nfiints de Lisarda. Il est fort sérieux dans la pensée de celle-ci. Les marques de Pedro sont effacées: on lui Ole son carcan, et revêtu de magnifiques habits, il est présenté comme futur époux à Lisarda. Relise est stupé- faite et la scène, d'un naturel parrait, est très^comiquemenl décrite. Tout se découvre enfin, tout s'explique; et Relise, bien punie, consent à donner sa main à Eliso qui l'aime depuis longtemps et qui n'est pas effrayé de la perspective de ses melindres, la supposant sans douto guérie.

Ce charmant ouvrage est assurément l'un des meilleurs de la scène espagnole, et y est demeuré. Les Caprices de Belite sont encore joués très-souvent.

Quel entrain ! quelle verve I Gomme cela est touché, emporté ! Quel prodigieux esprit surtout! J'oserais dire qu'il y en a trop. Lopc, comme Shakspeare, ne sait pas s'arrêter et choisir. Toutes les formes de sa pensée, il les donne. Ici, le plaisir de l'imbroglio est évidem- ment épuisé à hi fin de la deu\ii>mc journée; mais assurément le poète ne l'est pas.

Dira-t-on que le comique de cette pièce est plutôt un comique de situation qu'un comique de caractère ? A quoi servent ces distinctions, et surtout qu'apprennent-elles? Tout au plus qu'il y a des formes di- verses de l'art ; ce qu'il n'est pas bien dififlcile de concevoir. Par les scrupules qu'elles donnent, ces distinctions ne servent qu'à troubler le plaisir ingénu, prime-sautier, que causent les œuvres de l'esprit. On a des sévérités d'école. On se demande si on est délecté selon la for- mule. La question, ce me semble, est plutôt celle-ci : Au milieu d'une certaine invraisemblance dans les événements, invraisemblance qui accompagne souvent les meilleures comédies de caractère , avons- nous des peintures vraies, une imitation exacte de la vie humaine? La lecture de la pièce répondra, je crois, afiflrmativement à cette question. Ici l'Âme n'est pas creusée, elle n'est pas fouillée par des réflexions à

6 NOTICE SUR LES CAPRICES DE BELISE.

la manière philosophique, mais ses mouvements s^apereoivent fort bien à travers ie tissu délicat et IMngénieux imbroglio des scènes; le but môme de Tart est donc obtenu « et avec une richesse de tons, une va« riété de nuances extraordinaire. Seulement elles n'entrent pas dans nos classifications et ne se rangent pas dans les casiers de nos formules. Ici , comme dans les féeries de Shakspeare ,' ftials avec d^autres cou- leurs, il y a vraiment œuvre de poésie, non pas seulement de philoso- phie, et Ton conçoit, sans le Justifier entièrement, le Jugement porté sur la comédie de Molière par Auguste-Wilhem Schlegel.

L'original de cette comédie, écrit tout entier de la main de Lope, se trouve au Musée britannique. Elle fut achevée le 2 septembre de l'an 1024, l'année môme Richelieu entrait au conseil, renonçant à son évôché de Lueon.

LES CAPRICES

DE BELISE

PERSONNAGES

TIBERIO, frère de Lisarda.

LiSARDA.

EL1S0.

FABIO.

UN ALGUAZIL.

UN GREFFIER.

BELISE, fille de Lisardi.

CELIA, fille de Pradeacio.

PRUDBNCIO.

FBLISARDO.

CARRILLO.

DON JUAN, filtde Liurda.

FLORA, suivante.

UM iCUTBR, DBS A|,aOAIII.S, LAQOAIS«

La scèno est à Madrid.

PREMIÈRE JOURNÉE

SCÈNE I

Salon dans la maison de Lisarda.

TÏBERIO, LISARDA,

TiBERio. Enfin, nous avons quitté le deuil.

LISARDA. Voilà plus d'un an que son père est mort.

TIBERIO. Par conséquent, on peut dire que le conten- tement est un fruit de la tristesse.

LISARDA. Non pas pour moi, après la perte d'un tel mari.

TIBERIO. Voilà des regrets hors de saison.

LISARDA. Hors de saison? Gomment? N'est-il pas juste qu'il soit pleuré d'une femme qui lui était si atla-

8 LES CAPRICES DE BELISE.

chée par amour et par obligation ? Ignores-tu que les oi- seaux nous donnent Fexemple ? La tourterelle veuve trans- forme ses chants en plaintes mélancoliques; elle ne con- tracte pas de nouveaux nœuds, après la perte de son époux, et ne perche jamais sur un rameau vert.

TiBERio. Bon t perche-t-elle alors ?

LiSARDA. Sur un buisson ou sur un rameau dessé- ché.

TIBERIO. Ah t nos veuves plaintives imitent bien en cela la tourterelle. On dirait qu elles ont pris pour estrade * un buisson, tant elles s'agitent et remuent. Elles n'arrêtent pas de toute la journée.

LISARDA. Cela ne me concerne point. M'as-tu jamais vue songer à prendre un autre époux ?

TIBERIO. Certes, tu le pouvais, car tu as perdu le pre- mier bien jeune, et avec une fortune qui a donné dans l'œil à plus d'un prétendant.

LISARDA. Quoi t avec deux enfants ?

TIBERIO. Même avec douze.

usARDA. Ton cœur me connaît bien mal.

TIBERIO. Alors tu nies la vérité.

LISARDA. Comment ! la vérité ? Mon mari, il est vrai, m'a laissé cent mille ducats, mais avec deux enfahts. J'es- père les voir bientôt mariés, et me retirer ensuite à la cam- * pagne, avec une esclave, sans plus, et un écuyer.

TIBERIO. Puisque tes vues sont si raisonnables, com- ment parais-tu négliger à ce point le mariage de Bélise ? Son âge t'avertit, et elle a mille prétendants. Don Juan, de son côté, est déjà un homme.

LISARDA. Marier Belise ? Et trouver un homme as- sez parfait? un homme doué de ces qualités superlatives qu'elle forge dans son cerveau?

TIBERIO. Quoi t elle donne dans ce travers ?

LISARDA. Il y a des filles qu'on ne saurait marier. Elles se font tellement difficiles^ que leur vie se passe en pré- tentions vaines qui les rendent odieuses à tout le monde.

4. Les Tduves recevaient sur une estrade 1«b visites de condoléance.

JOURNEE I, SCENE II. 9

Leur§ plus belles années s'écoulent sans faire un choix, et etles sont réduites ensuite à prier. . TiBERio. Comment I tu penserais que c'est le caa de Belise ?

LisARDA. Est-ce qn'on vit jamais une créature plus dégoûtée, plus précieuse? Personne n*est assez parfait pour tui plaire. Sa fortune, son esprit et sa tournure font de . notre rue comme une espèce de Bourse, Ton voit défi- ler le cavalier génois, le Portugais enrichi aux Indes, le bureaucrate, le lettré, le vieillard opulent, le soldat, l'élé- gant... bien qu'il n'y ait pas de beau pour elle : à tous elle trouve quelque défaut.

TIBERIO. J'en demande pardon à Belise; mais i! ne convient pas qu'une fille de son esprit et de sa beauté se perde en arrogance et en mépris déplacés.

LISARDA. Tiberio, s'il te plait de la raisonner, et qu'il te convienne de lui toucher un mot de sa folie ; aujour- d'hui je la vois belle et de bonne humeur, dans Tattente de certaines entrevues. Va lui parler.

TIBERIO. Je suis vexé, sur ma parole; et elle aura un mari de ma main, quand môme elle ne voudrait pas...

LISARDA. Elle attend aujourd'hui la visite de quatre prétendants. Je ne sais s'ils auront l'heur de lui plaire.

TIBERIO. Ils viennent la demander par quatre à la fois?

LISARDA. C'est un fier stimulant que l'argent, Tibe- rio.

TIBERIO. Qu'on la mette dans un couvent *.

SCÈNE II

BELISE, FLORA, derrière les jalousies, regardant dans la rue;

LISARDA, TIBERIO.

FLORA. Les jalousies t'empêchent de bien voir,puis- que tu dis que l'homme au cheval isabellc n'est pas un cavalier galant, élégant et de bonne tournure.

4 . On comprend lu portée de ce trait satirique.

iO LES CAPRICES DE BELISE.

BELisE. Flora , ces jalousies m'ont déshonoré les' yeux.

FLORA. Comment ?

BELISE. Elles m'ont bâtonné les prunelles.

FLORA. Quels enfantillages M

BELISE. En approchant les yeux de leurs lames, il s'est produit un mouvement tel que j'ai reçu des coups; mais je me suis bien vengée.

FLORA. Et qu'as-tu fait ?

BELISE. J'ai tiré un couteau de mon étui et je leur ai donné de grandes estocades.

FLORA. Quelle manière charmante de dire! Tu as donc tué la jalousie ?

BELISE. J'y ai fait du moins un trou qui m'a permis de voir dans la rue; mais j'ai été bientôt punie, car, au lieu d'un cavalier, j'ai vu...

FLORA. Quoi?

BELISE. Un marchand d'huile.

FLORA. Et tu l'as regardé ?

BELISE. Oui vraiment; et si bien que ma robe en a été tachée.

FLORA. Que dis-tu? Il était dans la rue, et toi derrière la jalousie.

BELISE. Tu ne crois pas ? Regardes-y bien.

FLORA. Ta robe s'est tachée parce que tu as regardé passer un marchand d'huile ?

BELISE. C'est la vérité ! Donne-moi un autre vêtement, et va faire vendre celui-ci.

FLORA. Mais il n'a pas la moindre tache.

BEUSE. Sotte que tu es ! ne t'ai-je pas assez dit que je ne puis supporter d'être contredite? Jésus I ah! quel affreux accident !

(Elle tombe sur sa chaise.)

FLORA. Madame...

BEUSE. Tâte-moi le pouls! Ta main sur mon front. Ah ! j'en mourrai ! Une fièvre horrible !

4 . Outre le langage précieux que parle Belise, il y a un jeu de mots entre ninas « prunelles de l'œil » et ninerias « enfantillages ; » entre palos « lames de jalousie » et dar de palos » donner des coups de bâton. »

JOURN£E I, SCENE II. 11

FLORA. Je jure de ne plus vous contredire de ma vie : mon affection, ma loyauté ne songeront qu'à vous plaire ; et c'est à genoux que je vous supplie de me pardonner.

BELisE. Je n'ai plus du tout de fièvre.

FLORA . Encore peut-ôtre un peu de chaleur.

BELISE. Un tout petit peu; mais ce ne sera rien.

FLORA, à part, à Belise. Ta mère et ton oncle.

BELISE. Dieu I Tu en annonces deux à la fois ?

FLORA. Tous deux t'aiment et ne veulent que ton bien.

BELISE. Apporle-moi vite mon ouvrage; je ne veux pas avoir l'air si oisive.

FLORA. Voulez-vous le réseau ?

BELISE. C'est un ouvrage ennuyeux, bien qu'il de- mande de l'adresse, et parmi tous ces fuseaux, il y en a un qui m'a brisé les mains.

FLORA. Je vais chercher le petit coussin.

BELISE. Ne t'ai-je pas ordonné de ne jamais me con- tredire? — Apporte-moi tout de suite une bande pour sou* lager ma main.

(Sort Flora.)

LisARDA, à part, à Tiberio. C'est en vain que tu vou- drais la persuader.

TIBERIO, à part ^ à Lisarda. La chose est-elle à ce point impossible? (Haut à Belise.) Ma nièce...

BELISE. Seigneur?...

TIBERIO. Vraiment, tu es encore plus belle depuis que tu as quitté le deuil.

BELISE. Je suis du moins toujours prête à vous ser- vir.

TIBERIO. On voit bien que ta noce n'est pus loin.

. (Rentre Flora.)

BELISE. Holà, Flora, des sièges et deux coussins.

FLORA. Voici la bande demandée.

BEUSE, à Tiberio, La forme du voile est chose bien ennuyeuse maintenant. (A Flora,) Ote-moi cette bande, elle me causerait plus de peine que de profit.

FLORA. Voici des sièges.

12 LES CAPRICES DE BELISE.

BELiSE. Je suppose que vous venez me sermonner.

TiBERio. Et si tu veux bien consentir à m'écouter, prends un carreau.

FLORA. Je vais le chercher*

TIBERIO. Je suis ton père.

RELISE, à Flora, Ne prends pas celui brodé de vert; hier, pour m*y être assise, j'ai eu mal à l'estomac.

TIBERIO. Le vert te refroidit?

RELISE. Je ne puis souffrir le feuillage de ces car- reaux.

(Rentre Flora.)

FLORA. En voici un autre.

TIBERIO. Assieds-toi \h, Lisarda; et toi, ma nièce, ici, près de moi.

BELiSE. Dieu I quel supplice qu'un siège avec des franr ges de couleur !

TIBERIO. J'aimerais à en savmr la cause«

BELISE. C'est qu'il me semble que je suis assise au milieu de quatre docteurs*.

TIBERIO. Eh bien ! et ton mariage...

RELISE. Il ne va pas, mon oncle; personne ne me plaît.

TIBERIO. Qu'est-ce qui te déplaît dans tes préten- dants?

RELISE. C'est qu'ils ont mille défauts.

TIBERIO. Quels défauts?

RELISE. On m'a présenté un homme de lettres, il est chauve.

TIBERIO. Qu'importe la calvitie?

BELISE. Si jamais je deviens une femme de haute dé- votion, et sainte, je veux, pour mortifier la ciair, cette mortelle ennemie de l'âme, placer un squelette dans mon lit : c'est donc bien à propos que l'on m'offrait un chauve pour mari«

LISARDA. Il était fort riche.

t. Le bonnet de docteur des universités espagnoles est en effet sur- monté d'un bouton à franges, rouges pour le droit, blanckes pour lu théologie, bleues pour les lettres, etc.

N

JOURNEE I, SCENE II. 13

BKLisE. Je voulus saisir roccasion, mais sou front n'avait pas de toupet, et elle me tourna les épaules.

LiSARDA. Pourquoi n'as-tu pas voulu du meslre do camp?

BKUSE. Pi*esque rien : il ne lui manquait qu'un aûl.

LISARDA. Qu'est-ce que ça fait, puisqu'il en met un d'argent?

BELisE. Ce que ça fait ? jevais te le dire.

LISARDA. VoVOnS.

BELISE. Si cet homme, faisant un serment, me disait : « Je t'aime comme mes yeux, * et que son œil d'^irgeut lui coûtât deux réaux, cela prouverait qu'il met au mruic prix mon amour et ma vie. D'ailleurs, il ne pourrait jamais me dire avec tendresse : « Mes yeux f ... »

LISARDA. Veux- tu tc taire 1

BELISE. Et si je lui disais, moi : « Mon œil !... » je m'exposerais à être battue.

TiBERio. Qu'elle a d'esprit!

usARDA. Qu'as-tu à dire du Portugais?

BEUSE. Je l'engage à porter un cilice sur les épaules et sur la poitrine.

LISARDA. Je ne comprends pas.

BEUSB. Avec sa barbe noire, rude, hérissée... je croi- rais avoii* un cilice sur le visage et dans la boucke, et sur la langue un bâillon.

LISARDA. Et ce riche cavalier de je ne sais plus quel endroit de la Manche ?

BEUSE. «^ U avait de trop grands pieds.

USARDA. - Il ne péchait donc pas de ce côté ?

BELISE. ^* Non, ma mère, bien au contraire; et j'eus peur que, s'il se mettait en colève, il ne «m'ensevelit d'un coup de pied, comme sous une pierre carrée. Il avait d'ail- leurs les ongles noirs, et je ne veux pas avoir dans ma maison un moineau de cette espèce.

LISARDA. Et ce cavalier français? il avait les ongles propres, lui!

BEUSE. Je rie veux pas être madame^ ni dire à mon mari : mm$ieur.

USARDA. Mais, dis-moi, qu'avais-tu à redire en don

14 LES CAPRICES DE RELISE.

Louis, ce jeune et galant cavalier, dont la poitrine était émaillée d'un lézard de Saint-Jacques^?

BELiSE. Silence, ma mère; vous m* effrayez. Ne dit-on pas que les femmes embrassent quelquefois leurs maris ? Je n'aurais de ma vie embrassé le mien avec son lézard sur la poitrine.

TiBERio. Ma nièce, on appelle ainsi cette croix rouge qui a la forme d'une épée et n'est point un lézard.

BELTSE. Il suffirait de la ressemblance pour me faire mourir de frayeur. Jésus ! . . .

TIBERIO. Ne vas-tu pas t' évanouir? Eh bien, ma nièce, puisque personne ne réussit à te plaire, la beauté passe comme la fleur, et il vient un temps qui a trop attendu est sujet à se repentir.

LïSARDA. On frappe, je crois.

FLORA. Oui, madame.

LisARDA. Va voir ce que c'est.

(Entrent un alguazîl et nn greffier.)

l'alguazil. Toujours nous entrons sans licence.

TiBÈRio. La justice n'en a pas besoin.

l'alguazil. L'échéance est passée : voyez, Lisarda, si vous voulez que je prenne des gages sur Eliso.

TiBERio, à Lisarda. Tu veux faire, un procès à Eliso?

LISARDA. Il n'y a pas d'autre moyen de rentrer dans mes deux mille ducats.

TiBERio. Fort bien; il oublie ses engagements et te traite comme une femme.

LISARDA. Un an s'est écoulé depuis la mort de mon mari, et il ne se décide pas à me payer. Je n'ai tant attendu que par considération de notre amitié passée et de celle qui, depuis peu,- le lie à don Juan, mon fils.

TIBERIO. Allez, et demandez-lui des gages.

l'alguazil. A l'instant; sa maison est tout près.

(L'alguazil et le greffier se retirent.)

TIBERIO. Je vais me retirer aussi.

4. Expression familière. La croix de Saint-Jacqaes a la forme d'une épée courte, et ressemble, si l*on veut« à un lézard.

JOUKNËK I, SCENE II. \'6

LiSARDA. Belise est presque évanouie. TiBERio. Qu'a-t-elle ^

BELISE. En le voyant avec sa verge', j'ai cru qu'il allait m'arracher les yeux.

TIBERIO. Les yeux, non; mais des gages, oui.

(Entre Flora.)

FLORA. Il y a quatre prcHendanls pour le moins qui attendent.

LISARDA. ?

FLORA. Dans la salle.

LiSARDA. Quels sont-ils?

FLORA. Fabricio.

BEUSE. Je l'ai déjà vu, Fabricio.

TiBERio. En quoi te déplaît-il, ce Fabricio?

BELISE. Il a dans la barbe, dans les cheveux, un cer- tain nombre de mouches blanches, et quand on voit tant de mouches, on peut dire que le printemps est passé.

FLORA. Un autre est médecin.

BELISE. Charmant 1 A vivre avec un médecin à mon côté, je croirai que je suis malade. Ah ! je sens déjà le fris- son de la fièvre! Je tremble... Brrr... Je sue! Holà! qu'on tienne me mettre au lit.

TIBERIO, à Lisarda. Si elle n'élait ma nièce, je lui donnerais une paire de soufflets.

LISARDA. Hélas ! que veux-tu ? je n'y prends pas ^arde. Allons à la messe, ma petite, et que Tou congé- die ces messieurs,

TIBERIO. comptes-tu aller si matin ?

LISARDA. A San-Geronimo.

BELISE. Ah ! non, ma mère !

LISARDA. Et pourquoi?

BELISE. Le saint a un lion à ses pieds qui me fait peur toutes les fois que j'y vais. Et quelque jour, ma mère, tu le verras, il me sautera au visage.

LISARDA. —Eh bien, alors au'on n'attelle pas la voilure. Nous irons à pied à San-Miguel.

1 . Voy. tom. I", p. 57.

16 LES CAPRICES DE BELISE.

BELiSE. N'est-ce donc ricm que le poids des pieds, quand il se joint à celui des âmes?

TiBERio. De ma vie je ne reviendrai te vair.

FLORA. Madame, les prétendants attendent.

BEusE. Ah! mon Dieu I je suis bouleversée. Qu'on m'apporte un verre d'eau.

SCÈNE III

Salon dans la maison d'Eliso. ELÏSO, FABIO.

FABio. Tâchez, par votre vie, de l'épouser; car elle est riche, bien née et fort belle.

ELiso. Belise donne dans la fantaisie bizarre de no trouver rien ni personne à son gré. Chaque jour, on col- porte dans Madrid quelque nouvelle histoire de cette dame ennuyée et dédaigneuse; car ses façons bizarres et à tout propos font le bonheur des flâneurs en désarroi. Je sais bien qu'on exagère beaucoup de choses, car c'est la cou- tume des faiseurs de récits de les enfler en les racontant. Tout <îonte s'enfle en faisant son chemin. Toute la gent masculine lui fait peur, à ce qu'elle prétend. Elle n'aime pas plus l'homme d'esprit que le sot. Quelqu'un est-il grand, elle trouve qu'il passe la mesure; s'il est petit, c'est un défaut.

FABIO. L'agréable personne I

ELiso. Elle a écarté un prétendant, parce qu'il avait un signe sur la figure, et un autre cavalier, parce qu'il était roux.

FABIO. C'était plus raisonnable.

ELiso. Pourquoi ?

FABIO. Par les inconvénients qu'on attribue à ce poil. '

ELISO. Un de ses amoureux se présente un jour fort paré, et en le voyant brillant comme une glace : « Plutôt que de coucher, dit-elle, avec cet imbécile, qu'on me donne à manger : il pourra servir d'assiette. »

JOURNEE I, SCENE IV. 17

FABio. Relise devrait se fabriquer un amant à Alcor- con, lieu renommé pour son argile.

siaiso. Telle est cette fille d'Eve : les cavaliers les mieux faits, les plus galants, ne sont pour elle qu'un objet de plaisanteries et de risée.

SCÈNE IV

Entre FËLISARDÔ, F air égaré, Vépée nue A h main.

PBUSARDO. Eliso est-il chez lui ?

Euso. C'est toi, Felisardo?

FELTSARDO. Vite! je crois que je viens de tuer... -

ELiso. Qui donc? ~ FBLisARDO. Un cavalier navarrais, ,en faisant compa- gnie à Gelia qui venait du Prado avec Aurélie. Elles étaient sorties ce matin pour aller à la promenade. Je sortis en même temps. Ce cavalier les suivait. Elles retournent; il en fait autant, et s'attache à leurs pas d'un air arrogant et superbe. Leurs femmes s'en émeuvent, et j'avais peine moi-même à me contenir depuis longtemps. Je lui parle ; il me répond. Il vient à moi; je l'attends de pied ferme. Il dégaine; j'en fais autant. Maintenant son compte ost réglée Les femmes s'étaient enfuies. J'ofTris la main à Celia, et je l'ai menée...

Euso. donc ?

FELISARDO. A votre porte.

BLiso. Qu'elle entre vite.

FELISARDO. Cclia I CcIia !

(Entre Celia.)

CEUA. Cher ami!

4 . Le jeudi saint de Tan 1600, Qtievedo assistait à Ténèbres, non loin d'ane dame dont le port et Télégance annonçaient la haute qualité, 'qnand tout à coup il vit un cavalier, après quelques contestations, oublier ce qu'il devait à la sainteté du lieu et à lui-même, au point de donner à cette dame un soufflet. Quevedo prend sur-le-champ la défense de la pcr» sonne outragée, entraîne l'inconnu sous le porche de l'église ; les épées sont dégainées, et, après quelques passes rapides, le discourtois cavalier tombe mort d*un coup d'estoc dans la poitrime. On voit ai la comédia de Iiope est une peinture fidèle de l'Espagne d'alors.

II. «

18 LES CAPRICES DE BELISE.

<in. <■*'

FEUSARDO. Ici tu seras en sûreté et bien cachée,

CELiA. Mais vas-tu, toi? :e:ii

FEUSARDO. Aux Carmcs*. ^loi

GKLiA. Ne me demande pas de rester ici sans toi, plus m».

qu'à demi morte. S'il n'y a pas de danger ici, pourquoi rai,-

t'éloigner ? et s'il y en a, pourquoi me laisses-tu ? ^iitj

ELiso. Elle a raison. Fabio, va fermer notre porte.

(A Feltsarda.) Il y aurait plus de danger h traverser toutes |f "

ces rues. ■" "

FABIO. J'obéis. ^f

(Il sott.) "^^

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!:^1

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ELiso. Célia demeurera cachée ici, ainsi que toi, jus- qu'à ce que tu aies cherché et trouvé quelque remède,

(Rentre Fabio.)

FABIO. Malheur! malheur!

Euso. Qu'y a-t-il?

FABIO. J'allais fermer les deux portes de la rue, quand je vois venir la justice. On me crie, et moi, feignant de ne pas entendre, j'ai fermé, pour vous dire la vérité.

ELISO. Que faire ! Ma maison ne possède aucun réduit caché; ni porte ni fenêtre pour faciliter une évasion.

FABio. Monsieur, ils seront fort bien dans ma chambre.

ELISO. S'ils viennent faire des perquisitions à l'occa- sion de cette mort, ils ne laisseront pas un coin sans le ^ visiter, d'autant plus qu'on ne leur a pas ouvert de suite. ^

CELiA. Hélas I malheureuse ! ^

ELTSO. Prenez courage, madame. *

FABIO. Essayons du moins de quelque artifice. ' ^

ELISO. J'avais chez moi deux esclaves : Pedro, qui avait la charge de mon écurie, comme étant chrétien et ■" baptisé, et Zara, jeune Moresque de Grenade. Vous pouvez les représenter; car tous deux sont à ma maison des champs. Toi, Felisardo, tu vas aller à l'écurie, et sur la corde qui est tendue d'une muraille à l'autre tu trouveras \ les habits que mon esclave porte les jours de fête. Vous, ;

4. Pour profiter du droit d'asile.

JOURNÉE I, SCÈNE V. 19

a. dame, vous prendrez à la cuisine ceux de Zara. Toi, lu 3LT-xïieras de rélrille, Celia d'une assiette, et personne ne >\aTTa vous reconnaître. T':elisardo. Bravo f oe:lia. -^ Je ne demande pas mieux.

Q&^-rtent Felisardo et Celia. On frappe dans la rue à coapt redoublât.)

-WJLBio. Les voilà qui démolissent la porte. EîLiso. Ce qui m'élonne, c'est la douceur qu'ils y KX^ttent quand il s'agit d'un criminel. Descends et dis-leur }\jLe j'étais occupé dans mou cabinet à des comptes, à exa- miner des papiers, et que personne n'avait entendu. Tî\clie dL<^ prolonger la conversation de ton mieux, pour que Celia ' Felisardo aient le temps de s'habiller.

FABZO. Je descends, et fasse le ciel que tout s'arrange bien que la justice soit dupée. Euso.' Le malheur voudra peut-être qu'ils soient re- oonnus.

(Sort Fabio *.)

SCÈNE V

L'ALGUAZIL, LE GREFFIER, FABIO, ELISO.

l'alguazil. Votre Grâce se devait à elle-même de montrer plus de courtoisie.

ELiso. Je n'ai pas été informé. Croyez-le, je connais mes devoirs; mais j'étais absorbé par dos comptes fort embrouillés; et, après tout, je ne suis pas le portier de ma maison.

l'alguazil. Dans une maison si respectable, faire attendre deux heures à la porte et quand votre valet

4 . Suit un monologue d'Eliso en un sonnet burlesque Lop e s'a- mnse à médire de Tamour et de ses effets. Eu voici un échantillon : « Heureux, amour, qui 8*en tient à ta grammaire, sans en venir à ta logique et à ta rhétorique ; car celui qui en sait le plus de ta théorie est celui qui moins le montre dans la pratique. »

Dichoso el que se queda en tu gramatica T no Uega é tu Idgica y ret<$rica, Paes el que sabe mas de tu teûrîca, Henos lo muestra en su ezperiencia pratlca.

20 LES CAPRICES DE BELISE.

consent à descendre, c'est en bâillant et pour se fâcher!...

ELiso. L'animal s'éveille à peine; il ne sort jamais plus tôt du lit : mais assurément sa paresse ne devait pas lui faire oublier la courtoisie qui vous est due. Qu'y a-t-il pour votre service ?

l'alguazil. Fort bien ; vous allez me dire que ceci est encore du style de Madrid. Vous avez donc oublié qu'un arrêt de saisie a été rendu contre vous à la requête deLisarda?

ELiso. Pas du tout : vous avez cent fois raison. Elle n'a donc voulu consentir à aucun arrangement?

l'alguazil. Votre opposition a été de nul effet, et les voies de droit ayant été épuisées, il ne vous reste aucun délai. Je viens prendre sur vous des gages.

ELiso. Je n'ai rien à répondre : Lisarda est dans son droit.

LE GREFFIER. Nous demandons pour cela votre li- cence.

ELiso. Entrez : Fabio vous remettra mon argenterie, mes tapisseries; et, si cela ne suffisait pas, ce qui est possi- ble, il vous sera remis d'autres gages.

LE GREFFIER. Très-bicn; allons.

(Sortent Talgnazil , lo greffier et Fabio.)

Euso. Je m'étais trompé. C'est moi que Ton cherche, moi que l'on poursuit, quand je croyais que c'était Feli- sardo. Gela vaut mieux, après tout, car je compte me dé- barrasser de ma dette avec de l'argent que je dois rece- voir à la fin du mois. J'ai pris tardivement une résolution qu'il eût mieux valu arrêter plus tôt. Si j'avais demandé Relise en mariage, je pourrais être en ce moment, je crois, l'époux de cette précieuse. C'est son caractère qui m'a ar- rêté. Entrons et voyons ce que devient mon mobilier. J'au- rai le temps de demander la main de Relise et de changer ma qualité de débiteur en celle de parent, de recevoir et de payer en même temps. On dit sa fortune très-considéra- ble, mais cela n'est pas de trop quand il s'agit de devenir l'époux d'une femme à caorices si bizarres.

JOURNÉE ], SCENE VI. Si

SCÈNE VI Salon dans la maison de Lîsarda.

LISAKDA, BELISE, FLORA.

LisAKDA. Cet homme est un vrai modèle; comment peut-il ne te plaire point ?

BEusE. Quand tu voudras te marier, choisis quel- qu'un qui lui ressemble : quant à moi, je n'en veux pas.

LISARDA. Mais pourquoi?

BEUSE. 11 nous a fait là«bas le récit d'une querelle, et il nous a montré...

LISARDA. Quoi ?

BELisE. Une main postiche.

LISARDA. Qu'est-ce que cela fait?

BELISE. Comment, madame, vous admettez que l'hom- me qui aspire à m' aimer aura du postiche ? Quelque jour, il voudra faire le brave, et il sera peut-être assez mal avisé pour que, en racontant les coups qu'il a donnés avecl'épée au poing, on voie tomber le poignet de sa chemise.

LISARDA. Il y a longtemps. Relise, que je suis fati- guée de tes préciosités; je ne sais de qui tu peux tenir, car pour moi, je ne fus jamais précieuse.

BELISE. De ce que j'aime à y voir de près, tu me qua- lifies de précieuse?

LISARDA. Oui, dis-moi si ce n'est pas un pur caprice d'avoir dédaigné ce cavalier tolédan ?

BELISE. Tu vas être satisfaite.

LISARDA. Voyons.

BELISE. Il avait de grands yeux et le regard quelque peu égaré. S'il regarde ainsi élant amoureux, que fera-t-il quand il sera en colère! Félicitons-nous de l'avoir congé- dié : il me semblait voir en lui cette figure de Pierre le Cruel qui est à Saint-Dominique ^

4. On voit encore cette statue dans le couvent des religieuses de Santo-Domingo el Real. EUe fat élevée à don Pèdre par l'ordre de sa petite-fille, doAa Constance de Castille, prieure de ce couvent. Le roi est à genoux, les mains jointes, armé de toutes pièces, et couvert du manteau royid.

22 LES CAPRICES DE BELISE.

LisARDA. Et celui que je t'ai présenté avant-hier?

BELISE. Ah ! bon Jésus I

LISARDA. Voyons, calme-toi.

BELISE. Il avait des moustaches qui lui descendaient sur la bouche; cela lui donnait Tair d'un épagneul ou d'un sauvage; il semblait manger son potage à travers un treil- lis. S'il boit du lait, il lui sera facile de le passer.

LISARDA. Mais que te faut-il donc?

FLORA. Un mari à la saumure.

SCÈNE VII

Entrent L'ALGUAZIL et LE GREFFIER.

LE GREFFIER. Tout s'est fort bien passé.

l'alguazil. Fort bien.

LISARDA. Expliquez-vous.

l'alguazil. Tout est en lieu de sûreté, et il m'a de- mandé de vous remettre à vous-même deux gages vivants que je lui ai arrachés de force.

LISARDA. Des gages vivants...

l'alguazil. Par ma foi, de ma vie je ne vis deux si charmants esclaves.

LISARDA. Grand plaisir vous m'avez fait.

l'alguazil. L'un est une femme.

LISARDA. Une femme marquée ?

l'alguazil. Non, mais on peut la marquer en toute liberté. Holà ! Pedro, Zara, entrez.

(Entrent Felisardo et Celia en costume d'esclaves.)

LISARDA. Charmants! il suffit de les voir.

l'alguazil. Je les ai pris en gage, persuadé que je vous rendrais un grand service.

LISARDA. Je trouve ces deux Mores si bien que je don- nerai quittance à Eliso, et à vous des étrennes pour qu'il consente à les céder.

l'alguazil. Ce sera peut-être difficile, mais je ne doute pas qu'il n'y consente par considération pour vous et pour moi; s'il consent à les vendre, il sera enchanté de vous faire plaisir.

JOURNÉE I, Sc4nB VIII. 58

usABDÂ. —Le prix qu'il en demandera, fût-il très-élevé, ne sera jamais au-dessus de leur valeur.

l'àlguazil. J'ai quelque espoir; le ciel vous garde.

usARDA. Au revoir, j'espère. Considérez celle maison comme la vôtre.

l'àlguazil. Après tout, je ne crois pas que nous soyons obligés d'en venir à vendre nos gages.

LisARDA. C'est aussi mon avis.

L'ALauAziL. Adieu.

(Sortent Talgnazil et le greffier; Li«ar<la| Belise ft Flora demeurent à s'entretenir ensemble.)

SCÈNE VIII

LISARDA, BELISE, FELÏSARDO, CELIA,

VEL1SARD0, à part, Quel étrange chemin a suivi ma disgrâce, bien que ce soit pour mon plus grand bien ) Me confier à la garde de cette maison, sous un tel habit, dans une telle condition, jusqu'à ce que la première fureur soit passée I Depuis que le monde existe, vit-on jamais his- toire pareille inscrite au livre de la Fortune ? Quelle aven- ture singulière I Un homme qui, naguère dans Madrid, était plus noble que le Gid, plus libre que Bernard de Garpio, se voit maintenant esclave, pris comme gage aux termes d'une exécution, ^sans plus d'intei-valle ni de délai qu'il n'en a fallu pour nous habiller, Celia et moi, et sans pouvoir répondre à ces hommes ni oui, ni non... Je crois vraiment que je rêve, et ne sais comment tout cela finira.

CEUA, à part. Si je venais à me plaindre, ô destin en- nemi, du costume dans lequel je me vois, et j'en aurais certes le droit, ce serait renoncer à cette patience que je te demande de m'accorder. Ce qui m'est arrivé est l'effet d'une ruse, non d'une faute; et, d'ailleurs, quel mal peut-il en résulter? II ne s'agit que de faire pendant huit jours office de serviteur.

BEUSE, à sa mère. Tu as raison ; tu pourras lui par- ler.

24 LES CAPRICES DE BELISE.

LiSARDA. S'il tient bon, je ferai des offres telles qu'il sera forcé de les abandonner malgré lui. Esclave...

FELisARDO. Madame...

LISARDA. Espère.

FEUSARDO. Qu'ai-je à espérer par cette espérance?

usARDA. Quel est ton nom?

FELiSARDO. Pedro.

LISARDA. Es-tu chrétien ?

FELISARDO. Oui, par la grâce de Dieu, bien que mon malheur ait voulu que je sois votre esclave.

LISARDA. Es-tu bien malheureux d'être ici?

FELISARDO. Nou. (A part,) Il est sûr que je le se- rais davantage si j'étais I^bas dans la prison, en payement de ce que je ne te dois pas,

LISARDA. D'où es-tu ?

FELISARDO. De Grenade; mais je suis à Madrid d'une esclave qui eût été reine si son malheur l'avait per- mis. Le fils de Charles-Quint, Don Juan d'Autriche, fit ma mère prisonnière, dans les Alpujarras\ sa patrie, et je na- quis d'un cavalier espagnol, pur et brillant comme le so- leil.

LISARDA. Quelle pitié f Vit-on jamais rien de pareil? Et toi, esclave?

CELiA. Je m'appelle Zara, et je demande le baptême. Je suis née à Oran, mais j'espère être chrétienne avant un mois, si je reviens chez mon maître.

RELISE. Tu seras baptisée ici aussi bien, si cela te plaît. {A sa mère.) Ma foi, il y a de jolies filles à Oran.

LISARDA. Nous cu avousuu échantillon. Flora, in- dique la cuisine à Zara, et enseigne-lui ce qu'elle a à faire. (A Belise.) Toi, viens recevoir un nouveau futur.

RELISE. Quel ennui !

(Sortent Lisarda et Belise.)

4 . Lors de la révolte des Morisques, dont Hurtado de Mendoza a écrit l'histoire en style digne de Tacite.

JOURNÉE I, SCENE IX. 25

SCÈNE IX CELIA, FELISARDO, FLORA.

FLORA. Allons, Zara, suis-moi. Toi, Pedro, tu fe- ras connaissance avec Técurie.

FEUSARDO. Y a-t-il d'autres esclaves?

FLORA. Non.

FELISARDO. Je ne dis pas cela pour ménager ma peine.

FLORA. Il y a deux chevaux de voiture pour ma maî- tresse, et un cheval de selle pour son fils. Le valet de don Juan en a soin.

FELISARDO. Elle a donc un fils?

FLORA. Et des plus galants.

FELISARDO. Il cst à la promenade ?

FLORA. Non, il est au lit. Il fait sa cour, la nuit, i\ cer- taine dame, et, d'ailleurs, il n'est pas matinal; midi le trouve ordinairement entre deux draps. Si tu entres dans la maison, tu auras pour maître le frère de notre demoiselle; c'est un ange de douceur : et puis je te régalerai, car vrai- ment tu y as droit par ta tournure et par tes manières. J'ai les clefs de tout. Bois-tu du vin, dis? airaes-tu le jam- bon?

FEUSARDO. Je crois que oui, puisque je suis à Ma- drid, comme je l'ai dit; mais je l'ai un peu oublié, n'ayant pas mangé depuis hier au soir.

FLORA. Ah I quel dîner tu vas faire !

CELIA. Si tu as de tels régals en perspective, tu dois, Pedro, des reraercîraents au ciel.

FELISARDO. Écoutc, Cclia.

CELIA. Laisse-moi.

FEUSARDO, à part, à Celia, Je suis à l'épreuve de tout, excepté de ta jalousie.

(Ils sortent.)

26 LES CAPRICES DE BELISE.

SCÈNE X

L'appartemeut de don Juan , dans la maison de Lisarda.

DON JUAN^ vêtu d'une 7i>be de chambre quHl ett en train

de boutonner, CARRILLO.

DON JUAN. Mon cheval est-il sellé ?

CARRILLO. Oui, monsieur, mais c'est l'heure de dîner,

DON JUAN. Aurons-nous la messe?

CARRILLO. Nous l'aurons.

DON JUAN. Je suis rentré hier bien ennuyé.

CARRILLO. Et ennuyé avec raison.

DON JUAN. Quand je m'entends demander de l'argent, je tombe en faiblesse, je meurs.

CARRILLO. On a beaucoup disserté sur les remèdes de l'amour : le plus aisé qui soit indiqué, c'est l'absence, or- dinairement suivie de l'oubli. D'autres proposent lâchasse, les livres, les procès, le jeu, comme diversion à la passion. L'un cherche sa délivrance dans les sortilèges; l'autre, en s'attachant fortement à un autre objet, essaye d'égayer sa mélancolie. Pline (singulier moyen !) propose de placer l'amant à Tendroit t)ù se roule une mule, et engage la pre* mière bête k imiter l'autre : l'auteur indique par la bê- tise qu'il y a à aimer, mais il ne donne pas le moyen de chasser du cerveiau de la bote en question cette infirmité amoureuse. Moi je prétends que la requête d'argent est le vrai remède à l'amour.

DON JUAN. as-tu entendu parler de ce passage de Pline ?

CARRILLO. Monsieur, depuis que tant de gens, faute d'esprit, se sont mis à traduire, nous connaissons, nous autres ignorants, ce qui fait l'objet de l'admiration des sa- ges, et nous nous emparons du titre qui n'est qu'à eux. Je possède la traduction de Pline, plus celle d'Horace et de Lucain.

DON JUAN. Et lu lis ces grands génies ?

CARRILLO. Quelle diiiiculté y a-t-ii s'ils sont traduits

JOURNÉE I, SCÈNE X. 27

en castillan? Mon alezan devient latiniste. J*ai tout ça là- bas.

DON JUAH. Je m'en réjouis, ma parole. Les gens que célèbre la renommée cherchent un Horace en latin, et on le trouve à l'écurie. Tu es lu par un laquais, divin Hor race!

CARRiLLO. Ce laquais, c'est moi.' Mais je m'émer- veille, monsieur, que vous soyez si fier de votre coimais- sance du latin, car, aux yeux de tous les gens qui vous voient portant la cape et Tépée, votre personne latinisante sans cesse occupée de livres, passe pour n'entendre que l'espagnol .

DON JUAN. Alors le génie et la science consistent dans les bonnets, dans les grades délivrés par les universités de Siguenza ou de Valence.

CARRILLO. Oui : aux yeux du vulgaire abusé toute la différence est là. Épée? traduisez ignorance; bonnet? traduisez lumières.

DON JUAN. Quel aimable raisonnement f

CARILLO. C'est celui que fait depuis longtemps le vulgaire.

DON JUAN. Qu'il est ridicule, ce préjugé espagnol! Juste Lipse a conquis une renommée immortelle, et il a porté la cape et Tépée. Qui fut plus illustre que cet Inigo de Mendoza, qui a honoré l'Espagne par ses écrits ? Je pourrais opposer mille autres exemples qui expliqueraient ma pensée au vulgaire, si c'était au vulgaire que je m'a- dresse en ce moment.

CARRILLO. Voulez-vous VOUS lavcr la figure ?

DON JUAN. Appelle Flora.

CARRILLO. Elle est à l'instant.

DON JUAN, seul, La science est le savoir qu'un homme acquiert par l'esprit et par la méthode : ce n'est une affaire ni de manteau ni de bonnet.

César suivit, l'épée haute, la carrière de Mars, et cepen- dant sur le fleuve de TOubli ont surnagé ses Commentaires. Qui empêche celui qui a deux fois trente-sept d'écar- ter un?

J'ai vu Cicéron en sombrero et Xénophon en cotte de

28 LES CAPRICES DE BELISE.

mailles. Lettres saintes, vous pouvez assurément orner Tesprit d'un chevalier \

0 toi, qui ne te laisses guider que par les yeux, si Apol- lon tient la plume et Mars le glaive, unis les deux dans le cours de tes expériences.

SCÈNE XI

Entre CELI A, apportant une jarre et une cuvette ; suivie de FLORA,

une serviette ù la main,

CELiA. Voilà de Teau et une cuvette.

FLORA. Voici une serviette.

DON JUAN. Flora...

FLORA. Que désirez-vous?

DON JUAN. Je ne connaissais pas cette servante. (^4 Celia) Vous, en condition ? 0 dureté des temps!

FLORA. Avec bien plus de raison vous le direz, mon- sieur, quand vous saurez qu'elle est esclave.

DON JUAN. Esclave, Flora ! Est-il bien possible ?

FLORA. Elle appartenait à Eliso. Vous ne Tavez donc jamais vue?

DON JUAN. Jamais.

FLORA. On Ta amenée chez nous comme gage d'une certaine dette.

DON JUAN. Nous sommes bien payés avec elle; cela seul excuse la brutalité de Taction. Belle esclave, sur ma foi!

CELiA. Dites plutôt malheureuse, jusqu'au moment je suis entrée à votre service.

DON JUAN. Quel charmant payement d'une dette. Versez-moi de Peau, madame.

FLORA. L'esclave vous plairait à ce point?...

DON JUAN. Vis-tu jamais une plus belle personne ?

4 . C'était Tavis de l'ancienne noblesse espagnole, et en particalier du célèbre marquis de Santillane, lûigo Lopez de Mendoza, dont vient de parler Lopc. Il professait en effet : c Que la science et l'étude n'ont ja*- mais émoussé la lance, ni fait trembler l'épée daus la main du che- vaUer.

JOURNEE I, SCENE XI. 29

{A Célia.) Donnez-moi encore de l'eau ; encore un peu, s'il vous plaît, pour amortir la flamme que vous allumez en mon âme. Quels beaux yeux I

CEUA. Ils pourraient fournir de l'eau, si elle venait à manquer.

DON JUAN. sont les mains qui en seraient dignes? Ahl si l'âme pouvait être baignée, à la bonne heure t Donne-moi la serviette, Flora... Mais pourrait-elle essuyer ce qui maintenant est ineffaçable? Esclave, qui pourriez honorer la plus grande et la plus noble dame, allez voir pour ma fraise.

CELiA. J'obéis.

(tlIlA sort.}

DON JUAN. Va la lui indiquer, Flora.

FLORA. J'y vais.

DON JUAN. Et ne reviens pas ici.

FLORA. Très-bien.

DON JUAN, seul, Quel plaisir de la voir, de lui parler seul à seul ! Je ne vis jamais celte esclave chez Eliso ; probablement qu'il ne la montrait pas, jugeant par lui- même de l'impression qu'elle devait faire aux autres. Quels regrets doivent être les siens, si par hasard il l'aimait I Je plains vraiment son malheur.

(Rentre CcUa, avec la fraise dans une corbeiUe.)

CELiA. Voici votre fraise, seigneur.

DON JUAN. Et voici, madame, un vaincu. La fraise que vous tenez, placez-la à mon cou comme un anneau de fer, bien qu'il suffit d'un de vos cheveux, car ce cou vous appartient.

CELIA. Quelle plaisanterie f Mettez vous-même votre fraise.

DON JUAN, se rattachant sa fraise, Les cordons n'en sont pas de fer, et pourtant je me sens enchaîné par vous. Oui, il y a des fers dans ces liens.

CBLiA. Je les croyais en toile de Cambrai.

DON JUAN. Erreur, erreur I

CELIA. Mais si vos fers sont des cordons, il vous sera facile de briser votre prison. .

30 LES CAPRICES DE BELISE.

DON JUAN. L'imagination est la prison de la volonté. Je ne parviens pas à nouer ces cordon». Voulez-vous bien me l'attacher? Approchez, n'ayez pas peur. Enchaînez ma liberté, qui désormais est k vous. Venez donc atta- cher cette fraise.

CELU. Puisque mon service m'y oblige, je le ferai vo- lontiers, si d'ailleurs tel est votre plaisir. Mais quand je réussirais dans cette commission, comment saurez^^vous si votre fraise va bien ou mal? Je vais chercher un miroir.

DON JUAN. C'est inutile. trouver une glace pareille à ce visage, je vois un si pur cristal? Laissez vos beaux yeux reproduire mon image, et je pourrai me vanter de m'être miré dans le soleil. Faites le nœud.

CELiA. Gela va-t-il bien ainsi ?

DON JUAN. C'est à ces deux brillantes étoiles que je veux le demander.

(Il demeure en contemplation devant Celia.)

SCÈNE XII

Entre FELISARDO.

FELisARDO, à part. Voilà qui va bien, vive Dieu I Si je pouvais couper ici, j'aurais aussitôt coupé que j'aurais délié.

DON JUAN. Qui va ?

FELISARDO. C'cst moi, seigucur.

DON JUAN. Qui, toi?

FELISARDO. Un csclavc qui est aujourd'hui à votre service par une faveur de la fortune dont il se félicite, connaissant votre valeur. J'appartenais à Eliso : je suis à vous maintenant, ou plutôt je ne suis ni à vous ni à lui. Je ne sais lequel est mon maître, tellement que je puis dire : Je suis esclave, mais de qui ? Je suis entré dans votre maison comme gage, par suite d'une exécution. Mais je vois qu'une autre personne, qui sert de gage comme moi, s'émancipe à ce point qu'il est possible que vous vous y preniez. Mon maître était amoureux de cette esclave; je viens de la voir s'approcher bien près de vous, et cela

JOURNÉE I, SCÈNE XII. 31

ne convient guère ; mais si vous mo demandez pourquoi, vraiment je ne puis le dire.

DOS JUAN. Tu as bonne mine pour un esclavei et je crois à ta loyauté, par la sévérité que tu fais paraître.

FELisARDO. Zara, cela commence bien, et tu sais égayer ton infortune.

CELIA à Felisardo, Comment? une querelle?

FELISARDO. Pourquoi pas I Le maître m'a commandé de te surveiller, et j'en ai bien le droit, puisque, en te réprimandant, je fais ce qu'a commandé celui de qui je dépens.

DON JUAN. Esclave, je t'en prie, ne la querelle pas; il n*y a pas de sa faute. Elle appartient de fait à Eliso; mais, tant qu'elle résidera ici, traite-la comme si elle avait été vendue. C'est moi oui suis son maître.

FELisABDO. Et moi, que suis-je donc^?

DON JUAN. Je suis ton maître aussi.

FELisABDo. Mou maître f... mais je dois craindre, sei- gneur, que nion premier possesseur ne me réclame comme sien. Zara serait bien mieux à la cuisine qu'ici.

cÉtiA. Et toi à l'écurie, à panser tes chevaux.

FELISARDO, à part à Celia, C'est pour toi que j'en suis à remplir leurs crèches.

CEUA, à part à Felisardo. C'est pour toi que moi, je lave la vaisselle, sans avoir les régals de Flora. Parfait modèle d'ingratitude I

DON JUAN. Allons, voyons, en voilà assez. Tous deux vous êtes des miroirs de noblesse et de loyauté. Servez- nous avec confiance, persuadés que je vous veux du bien. Je ne demande pas mieux que de vous faire plaisir.

4. Tout ce morceau est enjeu de mots, en équivoques et en sous- entendus impossibles à rendre. Pour en faire comprendre la dîffîcultt», il suftit de dire que les paroles de Felisardo sont la glose du quatrain

que voici :

Esclave soy, pero cuyo? Eso no lo dire yo. Que cuyo soy me maDdo Que no diga que soy suyo.

« Je suia esclave, mais de qui? C'est ce que je ne dirai pas; enr celle à qui î 'appartiens m'a défendu de le dire. »

32 LES CAPRICES DE BELISE.

FELisARDO. Si Zara est ce que je crois, je la traiterai comme elle le mérite. DON JUAN. Je vais à la messe, car il est tard.

(Sort don Juan.)

SCÈNE XIII

CELIA, FELISARDO.

PELiSARDO. Tu as vitc changé de goût.

CELïA. Dis, qu'ainsi Dieu te garde, serais- tu fâché sé- rieusement ?

FELISARDO.— Suis-jedoncunepierre, moi? suis-jededia- mant ou un amant? Suis-je une bête ou un homme? Suis- je gentilhomme ou la bassesse même ? Toi, que mille lieues auraient séparer de la compagnie d'un homme, je t'en vois (qui Teût cru!) à la distance que mesure un lien? Tu mets des lacs, tu fais des nœuds au cou d'une autre tête que ma tête, pour qu'un nœud de corde serre bientôt la mienne ! Ah ! belle Gelia, ni foi en la mer, ni fidélité chez la femme. Toi, venue naguère en ces lieux, pour dernière preuve d'amour dans un malheur digne d'une renommée éternelle, je te vois dans les bras d'un homme î...

CELIA. —Quels bras?

FEUSARDO. Laisse-moi : ne me retiens plus.

CELIA. Dis, est-ce le moment de traiter en plaisante- ries des malheurs si réels ? Reviens et regarde nous en sommes; dans notre propre patrie, toi et moi, nous som- mes esclaves : et si tu crains pour mon honneur, tes soup- çons sont de la folie, et c'est mon honneur qu'ils offen- sent. Pour toi, mon Felisardo, je suis réduite à l'état d'es- clave; ta jalouse folie m'a obligée h servir : et si je fais mon service, de quoi te plains-tu? Je suis venue avec une autre femme présenter de l'eau à celui à qui je donnerais volontiers du poison. Il est homme, il est jeune; il m'a adressé quelques galanteries, car l'occasion est légère, l'homme poudre et la femme étincelle\ Il m'a commandé

4. Variante du proverbe : El hombre es fuego, la mujer estopa, llega •I diablo y sopla.

JOURNÉE I, SCÈNE XIII. 33

de lui mettre sa fraise, j'ai mis la fraise, j*ai noué les liens; il m'a prise pour miroir, j'ai fait le miroir.

FELisARDO. Et tu t'étoaues de me voir furieux ?

CEUA. Oui, car à peine étais-tu entré, le miroir, qui est de cristal et se casse, le miroir a disparu.

FELISARDO. Tu te défendrais mieux, Celia, en disant que la femme est miroir, et qu'en l'absence du maître, elle adresse la même flatterie à tout visage qui se présente.

CEUA.^ Laisse ces soupçons injustes; laisse, je t'en conjure, en un si grand malheur, de tels enfantillages.

PEUSARDO. Enfantillages? Je regrette, Celia, que tu en juges ainsi. Quand, dans le miroir de tes yeux tu re- produis une autre image que la mienne, c'est un jeu tiui risque d'amener une offense mortelle. Mais, en des dis- grâces telles, il ne convient pas de se répandre en plaintes : dis-moi, mon bien, qu'ai-je à faire, vu l'avenir qui nous est réservé? Veux-tu, dis-moi, que cette nuit nous gagnions quelque lieu la fortune n'ait pas le pouvoir de nous jouer des tours comme ceux-ci? Veux-tu que je te tire de cette maison ?

CEUA. Dieu sait si je le voudrais; mais nous allons mettre Ëliso dans un gi*ave embarras. Nous passons ici pour esclaves : il faudra de nécessité que Lisarda déclare que nous sommes cachés chez Eliso, ou qu'on nous recher- che au nom de Lisarda. II vaut mieux, en attendant que se passe le premier émoi, que tu tâches de te distraire, car, pour être bien cachés, il n'est pas de maison comme celle-ci. Une fois dehors, je serai recherchée de mes parents, et à peine aurai-je mis le pied dans la rue avec mes vrais ha- bits, que je serai reconnue. D'ailleurs, pour moi quelle est la gloire préférable à celle de mériter le nom d'esclave tienne ?

FELISARDO. J'approuvc votre conseil, madame. Je viens de voir les serviteurs qui commençaient à mettre la table. Vas à ta cuisine, Celia, nous pourrions ôtre aper- çus.

CELiA. Je glisserai dans une serviette, si je ne suis pas surveillée, quelques bons morceaux pour toi... Mais, j'y songe... c'est inutile; Flora y pourvoira mieux. n. 3

34 LBS CAPRICES DS BBLISE.

FBdSAiiDO. -*- Jamais je ne te vis si folle. CELiA. Qui aime crahU. FEUSÀRDO. Qai aime a confiance. CEixà. Que veux-tu que je croie ? FELisARDO. Que je t'adore, mm €eUa; que les mal^^ heurs redoublent ma fermeté*

Wm Al LA PBBHISRS JO^URNÉS.

DEUXIÈME JOURNÉE

SCÈNE I

Salou dans la maiBon do Lisarda. BELISE, FLORA.

fu^BA. Quand verroDs-nous la fia de ces tristesses, de ces eimiiis (

BEUSE. Hélas t Flora, toutes mes joies se sont chan- gées en pleurs. Ce n'est plus le temps des caprices; mes dédains ont cessé, le ciel m'a punie et les hommes se sont vengés. Aie pitié de moi; il me prend quelquefois envie de me tuer.

FLORA. -^ Ce ixfeot n'est pas digne de votre raison.

BsusE. Amie, j'ai des moments si tristes, que la vie me devient odieuse. Telle est ma mésaventure que, forcée de taire ma folie, je n'ai d'autre ressource que La mort. Pourquoi tarder? Qu'est-ce qui m'arrête dans le dessein dem'dter la vie?

FLORA. Toi? l'homicide de toi-même?

BELZSE. Je suis résolue, Flora, à me donner la mort, et j'ai pour cela de si graves motifs que, quand le monde les connaîtra, je serai justifiée à ses yeux. Je suis décidée à me tuer. Quand je serai morte, Flora, tu pourras lire en mon cœur et connaître le motif que je ne puis déclarer en ce moment. Comme le criminel qui meurt par sentence de justice, je porterai inscrite sur mon cœur la cause de ma mort, quand la corde ou le fer m'aura ôté la vie. Com- ment vous terminer, ô mes tristes journées? Par le poi- gnard? je resterai pâle, sanglante et décolorée; par la corde? je serai affreuse, la langue épaisse, la bouche tor-

36 LES CAPRICES DE BELISE.

due; car, si on ne veut pas de Fépée, il ne reste guère de genre de mort agréable : par le poison? je serai noire et toute bouffie. Il me reste la saignée, la mort de Sénèque. Je mourrai insensiblement, sans douleur; et le cas ne sera pas peu mémorable: mourir en pleine philosophie. Mourant par la saignée, je demeurerai belle et propre. Allons, en- voie quérir un barbier ^ Je dirai que je veux me faire sai- gner; puis, il me sera loisible d'ôterla bande en attendant mon dernier soupir. Va, Flora, fais-moi venir le barbier.

FLORA. Que dites-vous? Êtes-vous folle?

BELiSE. Je veuK me périr...

FLORA. Ah ! mon Dieu !

BELISE. Si tu tardes, j'emploierai la corde ou un char- bon embrasé, comme Porcia...

FLORA. Si la loyauté, si TafiFection, si le fait d*être née dans votre maison peuvent mériter que je connaisse la cause de vos ennuis, que ces ennuis et mes yeux en lar- mes vous persuadent de parler.

BELISE. C'est impossible.

FLORA. Eh bien, alors, ne séparons pas nosdestmées, et qu'une même mort les achève.

BELISE. Si tu t'engages à ce que notre sort soit uni par deux blessures, je vais te dire la cause de mon mal.

FLORA. Je promets tout.

BELISE. Écoute : tu verras quels sont mes motifs, et s'ils ne sont pas égaux à l'étendue de mon malheur.

Je suis née à Madrid, Flora, comme tu sais, pour la joie et le bonheur de mes riches parents. J'ai grandi dans leurs bras, entourée de soins, de tendresses telles, qu'étant en- core toute petite, j'aurais pu me marier. L'Inde et ses tré- sors nous envoyaient leur pluie. Les perles et les diamants, l'argent et l'or, source de grands maux, brillaient dans la maison et remplissaient les coffres de mon père. Aussi, dans leur tendresse pour moi, mes parents dépensaient- ils avec profusion en atours et en parures nouvelles. Don Juan, leur fils, qui était étudiant, ne leur coûtait pas en

4, Tous ceux qui ont In Dcn Qw. hotte savent que les barbiers prati» nent aussi 1& ra ignée en Espagne.

JOURNÉE II. SCENE 1. 37

livres, en laquais et eu pages la moitié de ce que je dé- pensais en miroirs, en parfums et en gants. Cette faiblesse folle me rendit si arrogante, que mes parents n'ont pu me faire accepter un parti. J'aurai pour ma part trente mille ducats dans cette grosse fortune. Cette agréable perspective, encore plus que mes qualités, engage les coureurs de dots à me venir voir, à tâcher de faire ma conquête. Et moi, enivrée de cette grande fortune, peut-être trop éprise de mon esprit et de mes attraits, j*ai donné dans des imper- tinences telles, que je suis devenue la fable de Madrid. On m'a entendu dire pendant quelque temps que je n'avais en chair que les mains et le visage, et que je ressem- blais pour le reste h ces images' que l'on vêlit seulement de la taille et tout d'une pièce sans laisser paraître le corps et les jambes. Je n'allais pas à la messe s'il se trouvait dans l'église quelque tableau représentant l'archange qui terrasse le dragon infernal. Mille fois, à l'aspect de saint Christophe et de sa stature de géant, je suis tombée en des pâmoisons mortelles. Jamais je n'ai pris d'eau dans le bénitier, même avec des gants, de peur de me noyer. Jamais je ne suis sortie quand il faisait du vent, et si le vent me surprenait dans la rue, je me mellais à crier : *Ie vent m'emporte! » Je n'ai jamais assisté aux cour- ses de taureaux de peur qu'ils ne franchissent la barrière, eassé-je mille grilles devant moi. Le Manzaiiarès est une bien petite rivière, mais il y a défense de la passer. Jamais je ne monte en voiture sans l'escorte de mille reliques, et avec des signes de croix et des oraisons sans fin. Jamais ^ tailleur n'a pris la mesure de mes vêlements, de peur qu'il ne m'embrasse la taille. Mon cordonnier ignore ce qu'il chausse. Il me fait des souliers d'un et de deux points jusqu'à seize. Ainsi les galants curieux ne peuvent se van- ter de connaître ma mesure. Jamais de ma vie je n'ai joué aux cartes; mon sang se glace à la vue de \espadilla. Mais pourquoi te raconter ce que tu sais si bien ? Je n'au- rais d'ailleurs jamais fini. Hélas ! Flora, après avoir par uies façons impertinentes repoussé tant de personnages

4 G'e«t l'usage espagnol.

W LES CAPRICES DE RELISE.

graves, riches, de noble naissance, du plus haut rang, les uns gratifiés de la croix de Tordre, les autres revêtus de charges considérables dans les offices militaires ou civils, après avoir trouvé mille défauts à quiconque me re- cherche, j'en suis venue... je ne sais si je dois l'avouer avant de mourir : mais pourquoi hésiter, puisqu'il n'est plus de remède? j'en suis venue à aimer follement uu es- clave qu'un alguazil a amené à ma mère comme gage. Dieu me le pardonne ! [Flora fait un geste d'étonné- ment,) Ce n'est pas une plaisanterie, Flora. J'ai lutté, j'ai combattu contre moi-même. Mes efforts ont été vains. En ce genre de servitude oii commence l'amour, il punit de mort toute résistance. Je ne mange ni ne dors, et j'ignore, en des difficultés telles, me conduiront mes pensées. Moi qui me suis fait un jeu de partis pareils, j'aime un pau- vre esclave ! Ah! que personne ne dise : «Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ! h Le temps peut abaisser les super- bes, élever les petits. Il change en douleurs poigaanlés les impertinentes folies, il enrichit La pauvreté et appauvrit la grandeur. Malheur à qui a créé ces lois d'inégalité, pour le désespoir de nos inclinations et le dommage de Botre honneur.

FLORA. Que veax-tu que je te réponde? Mon amitié s'indigne à l'idée de cette passion, et je me tais dans la crainte de t' offenser : mais je ne puis te dissimuler cepen- dant qu'ici la folie passe la mesure.

BELisE. La beauté cesse-t-elle d'être beauté, quelque part qu'elle se trouve? Le diamant tel dans la mine cesse-t-il d'être diamant parce qu'il est porté par une main indigne ou couvert par un gant? Mais, après tout, je ne veux pas perdre de temps à me disculper : ce à quoi je suis résolue, c'est de mourir.

FLORA. Mieux vaut chercher un remède.

BELTSE. En vois-tu d'autre que la mort?

FLORA. Commencer par le mettre à la porte.

BELISE. Il a gagné l'affection de ma mère : et peut- être que ma passion ne fera que s'accroître par la priva- tion de le voir.

JOURNÉB II, SOàNS II« 3t

noRA. Alors, fais-le marquer ^ fais-le battre, ar- range-le de manière qu'il devienne pour toi un objet de dégoût.

BELiSE. Comment concilier Famour et la haine ?

FLORA. Figure-toi qu'il est épris de Tesclave Gelia. La jalousie éteint^ dit-on, les feux de Tamour.

BELISE. Au contraire, les cieux ont fait de la jalousie Taiguillon le plus puissant de Tamour.

FLORA. Tu as cependant à faire quelque chose.

RELISE. Mourir.

FLORA. Songe à ton âme.

RELISE. C'est la seule considération qui tempère l'ar- deur du dégoût que j'ai de la vie. Je veux suivre ton con- seil, et faire marquer notre esclave; comme on brise une glace pour n'avoir pas la tentation de s'y mirer.

FLORA. Ta mère I

REusE. Évitons ses regards.

(Ellet sortent*)

SCÈNE II

EUSO, LISARDA.

LisARDA. Pas d'objections : il faut que tu m'octroies ces esclaves, bien que tu sois ma partie adverse.

Buso. C'est peu de m' avoir fait exécuter, il faut en- core que tu me prives de ce que j'aime?

usARDA. Tu es noble et chevalier : ma qualité de femme t'oblige.

Euso. J'ai aussi une demande à te faire, c'est pour- quoi je veux te montrer ma déférence en te faisant ce plai- sir. Remarque bien que les esclaves que je te livre sont au nombre de trois.

LISARDA. Comment cela?

ELiso. Moi aussi je suis esclave; tu sauras plus tard comment.

4. On marquait à la jooa lei aaelaTM da la latira F, qni est la pn.

mière dn mot fugitivo.

40 LES CAPRICES DE BELISfi.

LisARDA. Si tu as dans l'idée un mariage avec Belîse, tu connais son caractère; il faut y réfléchir.

Euso. Je sais que je prétends l'impossible; néan- moins, je te prie de lui en parler en particulier.

usARDA. Je le veux bien. Elle était ici tout à Theure, mais je ne la vois plus.

ELiso. Sonde-la seulement à ce sujet. Tu connais mes parents, ma naissance; l'effet qui sortira de mon exécu- tion sera d'avoir donné les gages de mon hymen.

LisARDA. Donc, Pedro et Zara m'appartiennent. Je vais parler à Relise.

ELiso. Je suis tout disposé à tolérer ses caprices les plus bizarres.

(Sort Lisarda.)

(Entre Felisardo.)

FELisARDO , apercevant Eliso, Cher Eliso de mon âme 1

ELiso. Mon cher Felisardo I Comment vas-tu?

FELtSARDO. Ta vuc, daus les ténèbres de ma prison, me fait l'effet du jour aux oiseaux.

ELiso. Une prison habite Celia?

FELISARDO. Tu dis vrai; mais je n'ai pas la liberté de lui dire un mot. Que devient la question de ce coup d'épée? Pourrai-je bientôt sortir d'ici? Est-ce mon nom qui se murmure?

ELiso. Le gentilhomme n'est pas mort, mais sa vie est encore en grand danger. Ne te presse pas de sortir d'ici; ce serait exposer la tienne.

FELISARDO. Qucl affrcux événement!

ELiso. Ce lieu est le meilleur des refuges.

FELISARDO. Est-ou aussi à la recherche de Celia?

ELISO. Sans doute. A propos, comment va-t-elle?

FELISARDO. Fort bicn, à cela près d'un peu de souci que lui cause une fille suivante qui se tue pour moi en bons offices.

ELiso. Jalouse?

FELISARDO. Au point d'avoir voulu me tuer aujour- d'hui... Si l'on nous voit ensemble, nous allons exciter des soupçons.

JOURNEE II, SCENE III. 4f

ELiso. Sors-tu quelquefois? FELisARDO. Très-paremeut. Euso. Adieu.

(Sort Disc.)

SCÈNE III

LISARDA, FELISARDO.

LisARDA, de la coulisse. Si je te cause un tel chagrin. Balise, ne crains pas que de ma vie je te parle de mariage. [Entrant et apercevant Felisardo.) Pedro I

PEUSARDO. Madame...

usARDA. J'ai eu la fantaisie, je ne veux pas qu'on dise la volonté, de t'acheter à ton maître.

FELISARDO. Acheté, dites-vous?

USARDA. Oui, le marché vient de se conclure, et dès aujourd'hui tu m'appartiens. Eliso ne te Ta pas dit?

FELISARDO. Il a Craint mes regrets, et avec raison.

LISARDA. Mon service le déplaît?

FELISARDO. Pas du tout, il m'enchante; mais enfin» Eliso est mon premier maître.

LISARDA. Tu reconnais bien mal l'affection que je te porte.

FELISARDO. Je déclarc que je suis on ne peut mieux touché de la faveur très-grande que vous avez daigné me faire.

USARDA. Tu me dois plus que tu ne crois.

FELISARDO. I/affectiou s'exprime d'ordinaire en peu de mois.

USARDA. Je t'aime comme moi-même. FEusARDO. Je baise vos pieds mille fois.

(Entre Celia.)

USARDA. N'est-ce pas, Zara? FEUSARDO. C'est elle.

CELIA. Je viens dire à Pedro que don Juan, mon sei- gneur, le réclame. USARDA. Va vite.

42 LES CAPRICES DE BELISE.

GELiA, tt part, à Felisardo, Ma maîtresse aussi com- mence à s'occuper de toi?

FELISARDO. Jalousc d'elle, maintenant?

CELiA. Pourquoi pas, si tu m'en fournis le motif?

LiSARDA. Bon! La conversation devant moi?

FELISARDO, à part, en sortant, Oh! Gelia, que tu es étrange.

CELiA, à Lisarda. Je demandais à Pedro s'il voulait m'enseigner aujourd'hui la prière en question.

LISARDA. Tu ne la sais pas?

CELIA. Non.

LISARDA. Flora pourra te rapprendre. Va-t'en à la cuisine, drôlesse.

CELIA, à part, En voilà encore une qui veut de lui; mais je saurai bien me payer moi-même.

(£Ue sort.)

LISARDA, seule. Que signifient ces désirs que m'inspire un esclave? Ni ma pensée n'est honnête, ni ces désirs ne sont purs. Sa taille, sa parole, son visage... tout en lui me charme, me ravit. Quelle honte! Arrête, Amour, épargne- moi, car je suis au moment de me perdre.

SCÈNE IV

LISARDA^ BELISE.

BELISE. Ayant appris que Pedro t'appartient et que tu l'as acheté à Eliso, je viens t'informer d'une chose.

LISARDA. Ce sera quelqu'une de tes bizarreries,

BELISE. On me dit qu'il est d'humeur vagabonde. Il faudra le faire marquer dès aujourd'hui.

LISARDA. Comment! le marquer?... Un homme d'une telle tournure?

BELISE. Qu'importe? après tout, ce n'est qu'un es- clave.

lisARDA. Je songe à sa figure, et j'en ai pitié. Elle ne mérite pas de porter la marque.

BELISE. Est-ce que tu la trouverais belle?

JOURNÉE II, SCENE V. 43

USARBA, à part. Mon ime se déclare trop. [Haut.) Qaeile attention veux-tu que je fasse à un esclave?

BEUSE. Alors, consens à le laisser marquer.

LiSARDA. Ce serait un inconvénient pour le revendre, et déprécier sa marchandise soi-môme.

BEUSE. Tu préfères qu'il s'échappe?

LISARDA. Il vaut mieux qu'il soit marqué, comme tu dis. Oui, satisfais un caprice qui consiste cette fois à faire marquer d'un fer chaud une charmante ligure.

RELISE. Si tu n'as d'autre but que de me refuser une chose que je demande, s'il est vrai que tu me détestes pour n'aimer que ton fils don Juan, bientôt tu verras de tes yeux si je ne le valais pas. {S' éloignant.) Ouvre-moi cette cham- bre, Flora; va, cours chez le barbier, qu'il vienne me saigner vite. Ah! je me meurs! Holà! qu'on appelle un médecin. Tu verras si s'achève aujourd'hui la vie que tu m'as donnée, s'il vaut mieux perdre ta fille que de mar- quer au front un esclave.

(EUe sort.)

LISARDA. Quel changement étrange! Celle qui regar- dait comme un crime punissable d'élever même la voix, pousse aujourd'hui l'audace jusqu'à vouloir que l'on marque le plus bel esclave qui soit au monde? Ou son ca- ractère est transformé, ou son cœur est intéressé ici. Vit*on jamais folie, vit-on cruauté pareille?

SCÈNE V

TIBERIO, LISARDA.

TiBERio. Sans doute, des pâmoisons telles ne donnent pas lieu de craindre pour la vie; elles n'en font pas moins compassion, chère Lisarda. Jamais Relise ne m'a paru morte à ce point. Qu'y a-t-il eu?

LISARDA. Une fantaisie ridicule, fruit de son humeut. bizarre. Elle a imaginé de vouloir faire marquer Pedro.

TiRBBio. Comment ! Est-il donc votre esclave?

LISARDA. Je viens do Tacheter il n'y a qu'un moment. Faut-il déjà me montrer si cruelle envers lui?

44 LES CAPRICES DE BELISE.

TiBERio. Ta connais cette humeur bizarre; mais comme il serait insensé d'accomplir un acte si cruel, tu peux faire semblant de le marquer. Par le moyen de cette marque supposée, tu feras ce qui nous est à tous deux, puisque personne ne sera lésé; aussi bien serait-il peut- être pénible de chagriner en ce point une fille qui est comme la prunelle de tes yeux.

LiSARDA. Mais peut-on imprimer une marque de façon qu'elle paraisse véritable?

TIBERIO. Avec la plus grande facilité.

LISARDA. Je céderai donc sur tous les points aux me- naces de Belise?... C'est, entendu... Charge-toi de faire imiter la marque.

TIBERIO. Je m'en charge, de peur que cette folle n'en vienne à quelque éclat déshonorant. J'aperçois le person- nage. Sors, Lisarda.

(Sort Lisarda.) (Entre Felisardo, sans apercevoir Tiberio.)

TIBERIO. Hé! Pedro!

FELiSARDO. Ah! seigucur.

TIBERIO. Comment nous trouvons-nous dans cette nouvelle maison?

FELISARDO. Pas mal, grâces à Dieu; je suis aimé de tout le monde.

TIBERIO. Pour ce qui est de Lisarda, je le jure, mais non en ce qui concerne Belise, car elle veut que tu sois marqué, et, quoiqu'il m'en coûte beaucoup, j'ai accepté celte commission pour lui faire plaisir.

FELISARDO. Mc marqucr? Qu'est-ce à dire? Je suis un serviteur loyal, et si vous vous en avisez, je crains, par la mordieu, que vous ne mouriez Tun et l'autre de mes maitis.

TIBERIO. Elle veut qu'on fasse la même opération à Celia.

FELISARDO. Voilà qui est parfait! {Se mettant à crier.) Mais c'est moi qui suis l'auteur de la mort du cavalier na- varrais! Accourez, je suis caché ici!

! TIBERIO. Que dis-tu ?

JOURNÉE II, SCENE YI. 45

FEusARDO. Que c'est moi dont la lame acérée a percé le cœur de ce gentilhomme.

TiBERio. Le chagrin de se voir marquer lui tourne la cervelle. Va, on ne te marquera pas.

FEUSARDO. Un moment, et je vais sortir au péril de ma vie.

hberio. Sois tranquille; pour entrer dans sa fan- taisie et éviter un esclandre, la marque ne sera qu'imitée. Je veux peindre sur vous deux les caractères de la lettre avec une encre facile à effacer.

FEUSARDO. Imite ce qui peut être effacé, et appelle- moi ton esclave.

TIBERIO. Attends-moi ici, Pedro.

(Il tort.)

SCÈNE VI

Entre GELIA.

CELiA. Tiberio est déjà parti?

FEUSARDO. Oui.

CEUA. Eh bien! et Lîsarda?

PEUSARDO. Je l'évite pour te faire plaisir.

CEUA. Et Belise?

FEUSARDO. Ici il y a du nouveau, et même une ques- tion délicate.

CEUA. Voyons; parle vite.

FEUSARDO. Écoute. Le malheur qui nous poursuit nous rend esclaves à jamais.

CEUA. Gomment cela?

FEUSARDO. Nous allons être marqués aujourd'hui.

CEUA. Marqués? Qui peut expliquer une pareille folie?

FEUSARDO. C'est uuc fautaisic de Belise.

CEUA. Dis-leur qui tu es.

FEUSARDO. Ce n'est pas nécessaire; la marque ne sera qu'imitée, et c'est un excellent moyen, vrai Dieu, pour nous empêcher d'être reconnus. Tu sauras que je tiens d'Eliso que l'on est à notre recherche.

46 LES CAPRICES DE BELISE.

(Entrent don Juan et Carrillo sans ttre aperças.)

DON JUAN, à part à Carrillo. C'est singulier, ces deux esclaves sont toujours ensemble.

CARRILLO. Unis comme la lettre et Taccent, comme la signature et le paraphe.

DON JUAN. Il est vraiment gentil.

CARRILLO. Gentil autant que spirituel.

DON JUAN. Quoi! vraiment?

CARRILLO. Vous scrloz ctiarmé de causer avec lui.

DON JUAN. Peut-être; mais j'en suis dTautant moins charmé de le voir parler à Zara, avec cet esprit et sa tournure.

FEUSARDO, à Zara. Personne ne nous voit; tu peux donc m'embrasser.

(Ils s'embrassent.)

CELiA. Tu ne fais toujours que devancer mes désirs.

DON JUAN. As-tu vu !

CELiA. Oui; en bon français, il me semble qu'ils se sont embrassés.

DON JUAN, à Felisardo. Drôle, pourquoi te permels-tu de l'embrasser, maraud?

CEUA, bas, au même. Don Juan nous aurait-il vus?

FELISARDO, bas. Oui, ma foi.

DON JUAN. Une pareille licence, drôle, dans une maison comme celle-ci?

FELISARDO. Si VOUS croyez, seigneur, que ce soit par amour, vous êtes dans Terreur. Elle vient de me dire qu elle voulait se faire baptiser; en Tembrassant, je n'ai fait que ce que je devais à ma qualité de chrétien. Si le ciel pouvait s'abaisser il l'embrasserait, je crois. Ce que le ciel accomplirait peut dès lors se pardonner sur la terre.

DON JUAN. Marche à l'écurie, animal.

FELISARDO, en s'en allant. Excusez-moi, seigneur; je ne croyais pas qu'il y eût crime à se montrer chrétien.

(Don Juan s'entretient à voix basse avec Celia.)

CARRILLO. Il a eu peur. Holà, Pedro.

FELISARDO. QuG me veux-tu?

CARRILLO. Être chrétien est excellent, mais c'est

JOUBXÉE II, SCÂNB YI. 47

pousser la religion an peu loin que d'embrasser les filles. Retire-toi» et n'oublie pas qu'ici on n'embrasse pas les esclaves.

FELisARDo. Et le maître ou le valet ont fantaisie d'en abuser, cela est-il permis?

CARAiLLO. Oui.

FELisABDO. Oui? £h bicuf attends un peu.

(n Bort.)

CARRiLLO, à part. Cet animal est capable de quelque mauvais coup.

DON JUAN. Vois-tu, Zara, il n'est pas sage de me faire perdre l'esprit par tes dédains.

r.RTjA . Est-ce que, n'étant pas chrétienne, il m'est permis de t' aimer '?

BON JUAN. Donne-moi ta foi en promettant d'y être fidèle.

CELiA. ** Je promets tout, sauf mon déshonneur.

DON JUAN. Que promets-tu donc de faire pour moi?

CELIA. De t'épouser.

DON JUAN. Ce serait flétrir ma qualité de gcntil- ûomme.

CEUA. Serait-ce pour mon honneur que je me livre- rais à toi ?

DON JUAN. Tu n'es qu'une esclave.

CEUA. Tu le serais aussi à Alger.

DON JUAN. Hélas! je suis daus tes fers.

CEUA. Si tu étais dans mes fers comme tu le dis, tu n'aurais pas la liberté d'entreprendre contre mon ioDûeur.

DON JUAN. Je cède h la puissance de Tamour.

CEUA. Et moi j'écoute mon sang, ma loyauté. Je suis là-bas plus respectée que toi-même lu ne l'es ici.

DON JUAN. Un moment, espère.

^. Voy. snr cette défense et les conséquences terribles qu'elle entrai» nitit une touchante histoire tirée des Chroniques d'Avila. Ant. de La* ^, Nourêllts Études sur VEspagne^ Paris, Didier, 4869. Voy. aussi poëme d'UUoa sur les amours d'Alphonse YIII et de la belle juive fiachel.

48 LES CAPRICES DE RELISE.

CELiA. C'est folie que de prétendre me vaincre, excepté par le mariage.

(EUe sort.)

CARRiLLO. Elle a fermé la porte.

DON JUAN. Il m'est avis que si elle est aussi noble qu'elle le dit, on ne saurait blâmer son langage. Elle est là-bas ce que je suis ici.

CARRiLLO. Voici ta mère.

SCÈNE VII

Entre LISARDA.

LiSARDA, à part, Bien que ce ne soit qu'en manière de plaisanterie, je n'en éprouve pas moins de la peine à les voir marquer tous deux. [Haut.) Te voilà, don Juan?

DON JUAN. Que je baise vos pieds.

LISARDA. Qu'as-tu fait de bon aujourd'hui?

DON JUAN. J'ai fait un tour au Prado.

LISARDA, à Carrillo. Te voilà aussi, toi?

CARRILLO. Vous avcz bicD peur de moi.

LTSARDA. Comme on a peur d'un fou.

DON JUAN.— Laissons pour le moment Carrillo, madame; j'ai à vous parler.

LISARDA. J'écoute.

DON JUAN. L'esclave que vous avez mis dans la mai- son n'est pas un esclave; c'est bien plutôt un galant, et c'est assurément moins le vin que l'amour qui le pousse à ses exploits, l'amour qui, même après la perte de la li- berté, espère, espère toujours, jusqu'à ce qu'aient suc- combé l'honneur et la vie. Par conséquent, je suis d'avis qu'il doit être vendu. Il a de trop belles qualités pour être esclave.

LISARDA. Que je le vende, don Juan?

DON JUAN. Oui, et sans perdre un moment. Je me borne à ce conseil : ne m'en demandez pas davantage. Rends-le à Eliso, et dis -lui que Zara seule te convient, à moins toutefois que tu ne veuilles le vendre ailleurs.

LISARDA. Fort bien; s'il est, comme tu dis, nécessaire

JOURNiB II , IcàNE VII. 49

que je le vende, Pedro et Zara quitteront la maison en

même temps, car je ne veux pas garder chez moi une es- clave d'une si rare beauté, puisque, comme tu dis, Ta- mour est plus fort que le vin, car il le surmonte; plus que le vol, car il enlève les âmes ; plus que le désir de la li- berté, car il patiente jusqu'à la perle de la vie, de la for- tune et de l'honneur.

DON JUAN. L'esclave Zura n'est ni un ennui pour toi, ni un déshonneur pour ta maison.

LisARDA. En quoi ma maison est-elle déshonorée par un esclave?

DON JUAN. C'est bien quelque chose que de le voir embrasser Zara. *

usAHDA. L'as-tu vu, loi?

DOH JUAN. Je les ai vus qui s'embrassaient, et Garrillo les a vus comme moi.

usARDA. Fameux témoin!

cARRiLLO. Je les ai vus se prendre des bras et se ta- per les épaules avec tant de complaisance qu'il n'y man- quait que de dire, comme les Flamands, vrolyk, vrolyk^. Notons encore la manière française de se saluer. Gomme on voit deux colombelles, bec contre bec, roucouler dou- cement...

USARDA. Pur effet de la jalousie, don Juan. N'est-il pas ailleurs assez de femmes belles et libres? Laisse cette moresque, n'oublie pas qu'elle est moresque; ne tente pas de la séduire: c'est un délit qui pourrait nous coûter ar- gent et honneur. Quant à Pedro et à ses fredaines, il faut d'abord le sermonner, et y mettre bon ordre en lui défen- dant de monter et de quitter Tantichambre du rez-de- chaussée.

(Sort Lisarda.)

DON JUAN. Elle est partie? CARRILLO. Sur les deux pieds et avec ses mules. DON JUAN. Voilà comment me traite ma mère! CARRILLO. Silence; car aussi bien n'étes-vous guère raisonnable en ce point. Pourquoi voulez-vous la forcer à

4. ÀUgre 0 altgremente,

II. i

50 LES CAPRICES DE BELISE.

vendre Pedro, un garçon si raisonnable, si spirituel et si gentil?

SCÈNE VIII

Entre GELIA^ marquée au visage,

CELiA. J'appelle de celte cruauté au souverain auteur des cieux, puisqu'il n'est pas de pitié à espérer sur la terre.

DON JUAN. Que vois-je, ô ciel! Quelle affreuse mé- chanceté 1 Ah! je comprends, ma mère soupçonnait Zara, et elle Fa fait marquer au visage pour m'obliger à haïr ce que j'aimais. {A Celia.) Est-il bien possible?

CEUA. Hélas!

DON JUAN. Regarde bien, Carrillo.

CARRiLLO. Il n'y a pas de doute. Eh! mais vous pâlissez... Quel trouble soudain?... Le mal ne regarde qu'elle. C'est un service qu'on vous a rendu en lui gâtant le visage. Cela va tempérer voire amour et diminuer ainsi le risque que courait votre honneur.

DON JUAN. Laisse-moi contempler, Carrillo, les roses de ces joues qu'ont flétries des mains cruelles, dignes d'être tranchées par le fer ou enchaînées dans Alger par le More. Ciel de roses que j'adore, que signifient les noires comètes qui éclipsent tes rayons d*or? Mais puisque ces roses empourprées sont baignées de ténèbres, vienne la nuit et la mort, et que s'achève du même coup leur lu- mière et ma vie. Celui qui, sur ce blanc papier, a inscrit de telles lettres ne se doutait pas que je veux, moi, y dé- poser mon âme et lui faire recevoir l'empreinte de ce fer. Viens, n'aie pas peur, imprime ce fer en moi.

(Il veut l*e m brasser.)

CELIA. Comment? si près? DON JUAN. L'amour m'inspire cette licence. CELiA. Oui, mais il n'en est pas de même pour moi. DON JUAN. Tu as raison. J'allais faire une sottise. Roses pures, attendez; je vais faire en sorte qu'il se re-

JOURN£E II, SCENE IX. 81

pente de Taffront fait à votre beauté celui qui vous a flé- tries, sans respect pour votre éclat. Viens, Carrillo.

GARRiLLO. courez-vous?

DON JUAN. Je veux qu'elle soit mon épouse; naguère elle était bien belle, mais ces marques ajoutent encore à* sa beauté.

CARRILLO. Elle n'est pas chrétienne; c'est impos- sible.

DON JUAN. Je pourrai toujours faire du chagrin à Li- sarda.

CARRILLO. Cet affront à votre famille? Y songez- vous?

DON JUAN. La passion ne regarde à rien.

CARRILLO. Patience, un moment, écoutez.

DOS JUAN. L'amour brave tout.

(Sort don Jnan, accompagné de CarriUo.)

CELiA, seule, Don Juan s'en va avec la pensée que ces marques sont véritables, et ce ne sont que l'effet de chi- mères, nées de la jalousie. Felisardo a tant de distinction qu'il inspire l'amour sous tous les costumes. Belise, Li- sarda et Flora l'aiment à qui mieux mieux. Qui aurait cru que d'un caprice pût naître le changement que nous voyons?

SCÈNE IX

Entre FELISARDO, marqué au vitage.

FELISARDO. Ticns, c'est loi, Celia?

CELTA. Gomme tu vois. As-tu bien osé monter ici?

FELISARDO. J'en prends la permission de Tamour, il a mis à mes pieds ses ailes. Comme ces marques te vont bien !

CELIA. Elles sont à ton nom, mon bien cher^. Mais tu sauras que la vue de ces marques a rendu don Juan presque fou.

FELISARDO. Quc veux-tu dire?

4 . A cause de la lettre F.

52 LES CAPRICES DE BBLISE.

G&LiA. Jle crois que le regret qu'il eu éprouve est tel qu'il est capable de se dwiûer la morl, aapeul-être de la donner à sa mère.

FELisABDO. Daos qucl embarras inextricable nous a, hélas! jeté l'amour I Mais nous en sortirons. La sécurité oïl nous vivons ici m'oblige à souffrir ces marques qui déshonorent ton beau visage.

CELiA. Pourquoi gémir, mon bien, si l'amour aujour- d'hui m'a imprimé son sceau, m'a revêtue de sa livrée? Aujourd'hui je t'appartiens, ce dont témoignent mes cinq sens. Mon oreille s'en réjouit, ainsi que mes mains et ma bouche; et pour que ta victoire soit à l'épreuve de l'exil et de l'oubli, du baut de leur alcazar mes yeux, regardent mes fers. Que dis-tu des tiens?

FELisARDO. Mcs ycux Ics voicnt, ma bouche les loue aussi; mais entre mes yeux et ma bouche il s'^élève une querelle à leur propos que nous pourrons apaiser en unis- sant ces marques. Ouvre-moi tes bras, puis je m'en vais.

{fis s-eEobrufieBt.) (Enteent Belîse et Flora.]

BELisE, à Flora, Nous arrivons on ne saurait ptus à propos. Ne t'a-t-on pas dit, maraud, deaepas montinr même un degré de l'escalier^?

FELISARDO. J'ai mou excuse : je suis monté pour de- mander certains objets dont j'ai besoin et qu'on ne peut me donner qu'ici.

BELïSE. Et as-tu besoin aussi d'embrasser?

FELISARDO. Nous sommcs mari et femme.

RELISE. Depuis quand?

FEmsARDO. Depuis qu'eu nous a marqués tous les deux, nous avons uni nos marques pQ«r que rieu ne soit

séparé. RELISE. Ignores-tu qu'un chrétien ne peat épouser

une moresque? FELISARDO. Elle cst chrétieuBje, puisqu'il dépend de

1. En sa qualité de palefrenier, Felhaïdo ti'eiBt qu'ah «refléter d'en bas (criado de abajo), par opposition aux valets de chambre, aux secré- taires, qui étaient termtews d'en haut (criados de arriba).

JOURTÏÊE n, SCÈNE X. TA

VOUS qu'elle le devienne i Thistant. Vous pouvez accoui- pTir le même jour son mariage et son baptême.

B£xiSE, à Celta. Y consens-tu?

CEUA. Bien volontiers; la noblesse de ma naissance n'a point à rougir de celle de Pedro; il est chevalier du côté de son père et du côlé de sa mère aussi, bien qu'elle soit moresque.

BELisE, furieuse. Retire-toi, misérable; et toi, drolr, descends bien vite !

CEUA. Tant de colère pour si peu t

BELISE. Va-t-en d'ici, demi-sauvage 1

CELiA. Bien, bien.

(Elle sort.)

SCENE X

BEUSE, FEUSARDO, FLORA.

BEUSB, à FeHsardo. El toi, qu'attends-tu ici?

FELisARDO. J'attcuds de voir si votre courroux s'a- paise.

BEUSE. L'amour pourrait Tapaiser, si tu en étais ca- pable. — Viens un peu, Pedro.

FELISARDO. Madame...

BËiJSE. As-tu bien souffert quand on t'a marqué f

FELisABDO. Lc visagc est la partie que plus hoiioro le respect, que vénèrent le plus les yeux. Dieu sait ce ([iw j'ai éprouvé, surtout en songeant que cet affront venait de qui pouvait m'honorer.

BELISE. Tu crois donc que c'est moi?

FELTSARDO. Qui scrait-cc donc?

BELISE. Don Juan.

FELISARDO. Affaire de jalousie.

BELISE. Dis-moi, ta douleur est-elle passée?

FELISARDO. Plût à Dicu quc fût passé aussi le s(Mi(i- ment de mon affront I

FLORA, à part à Belise, Prenez garde; vous vous perdez.

BELISE, de même. La beauté de ses traits me ravit.

34 LES CAPRICES DE BELISE.

FLOBA, de même, De ses traits?

BELisB. Les marques du fer sont autant de grains de beauté qui Tembellissent. Dieux I fallait-il ce châtiment à mes caprices ! Je meurs d'amour pour un esclave, et d'une esclave je suis jalouse! Ah! que tu m'as mal conseillée, Flora! En le faisant marquer, j'ai fermé toute issue à mon bonheur.

FLORA. Mon conseil n'avait pas d'autre but; ton hon- neur pouvait courir quelques risques.

BELISE. L'amour m'inspire un moyen de calmer ces mortelles angoisses. Comment pourrai-je toucher la main de cet esclave?

FLORA. Voilà qui est joli! Toi, naguère si précieuse, si délicate, si difficile?...

BELISE. Il n'est pas de préciosité qui tienne devant la force de l'amour. Imagine quelque moyen, Flora; ne laissons pas passer cette occasion.

FLORA. Que ta folie insigne te vienne en aide. Feins de t'évanouir, et je ferai en sorte qu'il t'emporte dans ses bras.

BELISE. Ah! ce sera charmant! [Haut.) Jésus, mon Dieu ! Jésus !

FLORA. Qu'est-ce que c'est?...

BELISE. Un cousin m'a piquée au doigt... Ah! c'est comme un trait de foudre!... J'expire... je me meurs...

(Elle tombe.)

FELiSARDO. Pas de la piqûre d'un cousin?

FLORA, à par/. L'invention est jolie. (Haut^ à Feli- sardo.) Que veux-tu? ne connais-tu pas ses façons? Elle est comme morte.

FELISARDO. Couime morte?

FLORA. Tiens pour assuré qu'elle ne reviendra pas à elle de quatre jours. Prends-la dans tes bras; moi, je ne pourrais la soulever.

FELISARDO. Quc je la prenne dans mes bras... moi?

FLORA. Eh bien ! pourquoi pas?

FELISARDO. C'cst bou ! je vais faire ce que tu com- mandes.

(Il prend Belise dana ses bnu et la soulève.)

JOURNEE II, SCBNB XI. o.»

FLORA. Moi, je vais voir s'il n'y a pas quelqu'un.

(Elle tort.)

F£LisARDO. Elle est compléleineiit évanouie. A mer- veille; me voilà maintenant transformé en civière à porter une morte.

SCENE XI

Entre GELIA, FELISARDO, te» bra$ chargée de Beii$e.

CELiA. donc vas-tu comme cela?

FEusARDo. Je vais déposer sur son lit cette image de la mort, que semble abandonner la source de la vie. Flora me Ta commandé, car elle vient de s'évanouir, et après tout, c'est ma maîtresse.

CEUA. Ta maîtresse, c'est le mot, car tu parais bien l'aimer maintenant.

FELisAHDO. Je ne voudrais pas lui ressembler... Ne vois-tu pas dans quel état elle se trouve?

CELIA. Ahl cruel Felisardot tu t'es montré jaloux quand je te gardais la fidélité la plus entière! Ahl c'est moi plutôt qui avais de justes motifs de jalousie quand je me vois si gravement offensée!

fëlisardo. J'accomplis, ma Célia, les devoirs que m'impose cet habit d'emprunt; il ne peut être question d'offense. Tout à l'heure, cette folle capricieuse a prétendu qu'elle allait mourir de la piqûre d'un cousin; on m'a commandé de la prendre...

CELIA. Je ne veux pas même que tu la touches.

FELisARDO. Comment? dans l'état tu la vois, tu voudrais que je la laisse ici?...

GELIA. Oui, pour me faire plaisir, et non, si ce n'est pas le tien. Pouvais-je penser de voir jamais une autre femme dans tes bras?

FELISARDO. Mais elle est morte.

CELIA. Morte?

FEUSARDO. C'est bien certain.

CELIA. Emporte-la et mets-la en morceaux dans ce corridor.

56 LB6 CAPRICES DE BSLTSE.

FELiSAuro. *- Je ne demanderais pas mieux; car elle me déteste autant que m'aime sa mère. Aujourd'hui, si je voulais, je pourrais devenir maître de toute sa fortane; mais j'espère lui jouer un tour.

CEUA. Je ne vois guère d'issue à notre bonheur. Ah ! Felisardo, que pouvons-nous espérer, maintenant que nous voilà marqués? Quand verrons-nous la fin d'aventu- res si malheureuses !

FELTSARDO. A quoi vas-tu songer maintenant? Ne vois-tu pas que je me fatigues/?

CELiA. Lâche-la et viens tout doucement dans ma chambre pour nous entretenir de nos affaires. On n'ira pas maintenant demander après toi.

ï'ELisAEDO. Adopté! Je la laisse ici.

(H dépose à terre Bcfise.)

CELIA. Allons, viens.

FELISARDO. Elle est, ma foi, sans aucun sentiment.

(Sortent Celia et Felisardo.)

SCÈNE XII

FLORA, BEllSE /Jmmobile et comme privée de sentiment,

FLORA. J'y ai pris bien de la peine, mais enfin j*ai trouvé un moyen pour que le ciel mette fin à toutes ces fantaisies bizarres. Celle qui, dans son orgueilleux caprice, regardait tous les hommes avec dédain, a vengé par cet esclave tous ceux qu'elle avait offensés, car, sans regar- der à sa bassesse, elle prétend lui prendre la main.

RELISE, se soulevant à demi, Que murmures-tu en vain, s'il est vrai que tu connaisses*combien est irrésistible la puissance de Famour.

FLORA. Jésus! madame. C'est vous?

RELISE. Donne-moi la main, et tu vas en savoir le motif.

FLORA. Quelle dureté coupable! Comment, je vous ai laissée dans ses bras, et je vous retrouve ici?

RELISE. Hélas! Flora, ces doux nœuds n'ont pas été faits pour moi! Tu venais de sortir, et moi, appuyée sur

joimNftK II, BoèNB xn. S7

son sein^ j'allais, dans mon amour, abandonnant les rênes à ma pensée. Je lai touchais la main; j'approchais de sou cou mon yisage, comme si tout cela n'était que l'effet de ma pâmoison. Tout à coup entra Zara, et, témoin jalouse de mon amour, elle arrêta la marche de mon navire qui avait en poupe le vent. Mon corps était soutenu dans ses bras, mais j'avais les pieds à terre. Je souffrais sans doute de l'expression de leur tendresse, mais cette souffrance m'était douce, et pour demeurer sur son sein, je deman- dais à Dieu de prolonger le chagrin qu'ils me causaient. Jamais on ne vit, jamais on n'ouït parler d'une liane d'a- mour enchevêti*ée à ce point. Il m'était donné à moi, par ce feint évanouissement, d'entendre Texpression de la ja- louse que j'inspirais à celle qui, le croyant réel, a décou- vert à haute voix les plus étranges secrets que nous offrit jamais la fable ou l'histoire. FLORA. Eh 1 madame, qu'ont-ils pu dire? BELisB. Elle rappelait Felisardo et non pas Pedro, et lui, lui donnait le nom de Gelia. FLORA. Que dites-vous? BSJSE. Oui, Celia, et non pas Zara. FLORA. Ahl mon Dieu!

BELisE. Enfin, à travers leurs récits, leurs plaintes, leurs terreurs, j'ai compris, si je ne me trompe, qu'ils ne sont pas esclaves. FLORA. Yous vous trompcz certainement. BEUSE. Je me trompe, Flora? FLORA. S'ils ne Tétaient, comment auraient-ils souf- fert la proposition de les marquer? Comment auraient-ils supporté la marque? Je dois dire cependant qu'en entrant un jour dans la chambre de Pedro, j'aperçus un pourpoint de toile; mais il s'empressa de me dire qu'un esclave qui l'avait volé était venu le cacher ici. BELISE. Un pourpoint de toile, dis-tu? FLORA. Oui, et de la plus fine. BELISE. S'il était gentilhomme et que son malheur eût voulu qu'il tombât dans cette triste condition?... FLORA. S'il n'était de la marque, je le croirais. BELISE. Que faire?

o8 LES CAPRICES DE BELISE.

FLORA. Dissimuler.

BELISE. Sans doute; mais considère qu'ils peuvent s'enfuir, et qu alors je suis perdue, surtout maintenant qu'il s'appelle Felisardo et non Pedro.

FLORA. Pour empêcher qu'il ne s'en aille, je ne sais vraiment aucun moyen.

BELISE. Moi, j'en sais un.

FLORA. Lequel?

BELISE. Tu vas voir. Vite, appelle-moi Garrillo.

(Eutrc Carrillo.)

FLORA. Le voilà précisément lui-même.

BELISE. C'est l'amour qui l'amène à ma prière.

CARRILLO, à ;?ar/. Que ne peut cependant la fureur de l'amour? Gomme don Juan comprend bien l'obéissance et Lisarda son injure! La mère pleure et déclare qu'elle va se marier pour le punir, le fils qu'il épousera l'es- clave pour faire plus de peine à sa mère.

FLORA, à Carrillo. Que veux-tu, mauvais sujet?

CARRILLO, sans apercevoir Belise, Salut à la confidente cruelle de la nymphe précieuse qui fait tant la sucrée, se croyant une divinité, qui, voyant un jour sur du papier l'image de saint Georges, fut effrayée par l'aspect du dragon.

FLORA. Prends garde, elle t'entend.

BELISE. Quand je ferais quelques façons en te voyant, Carrillo, n'es-tu pas des serpents le plus venimeux?

CARRILLO. Pardon, madame, je n'y mêlais pas de ma- lice; mettez ma bonne volonté à l'épreuve, et vous verrez ce que je suis pour vous.

BELISE. Fais-moi un plaisir.

CARRILLO. Je suis prêt.

BELISE. Je me suis aperçue, Garrillo, que Pedro a rinlenlion de s'enfuir; d'ailleurs, il se permet d'entrer dans la chambre de Zara, ce qu'on ne saurait souffrir. Va chez un forgeron, et fais-moi faire un carcan et un pêne.

GARRILLO. Soyez tranquille, madame; hier, précisé- ment, le régidor notre voisin a ôté cet instrument à un es- clave. J'irai le lui demander.

JOURNÉE II, SCENE XIII. KO

BEUSE. Profites-en pour le mettre h Pedro, avec l'aide des serviteurs de la maison.

CARRiLLO. Je prendrai en face un robuste laquais, aux moustaches retroussées, homme dont Taudace sur- passe celle même d'un cocher.

BEUSE. Va vite; par ce moyen, je serai plus tran- quille, et je saurai en attendant s'il est Felisardo ou Pedro.

(Sort Garrillo.)

FLORA. J*attends la fin de l'aventure. BELisE. Elle ne saurait te manquer.

SCENE xiir

Les mêmes, LISARDA, DON JUAN, TIBERIO.

LisARDA . C'est le ton que l'on prend avec moi ! Ah! par le saint paradis de votre père, je vais vous faire voir la vengeance que j'en tirerai.

TIBERIO. Du calme, ma sœur; don Juan est étourdi, mais enfin il est votre fils.

LISARDA. Je le méconnais pour mon fils.

BELISE. De quoi s'agit-il, don Juan?

DON JUAN. De vos imaginations bizarres; car c'est à vous que ma mère impute la faute. Faire marquer une esclave si belle! Vos caprices ont fini par des cruautés.

BELiSE. Quel intérêt poux-tu avoir à cela?

DON JUAN. Quel intérêt? Elle est ma femme.

usARDA. Oh! l'infâme! C'est ta bouche qui profère ainsi la honte de ton sang?

TIBERIO. C'est la colère qui le fait parler. Don Juan n'est pas Homme à vouloir déshonorer notre famille.

DON JUAN. C'est sérieusement que je parle, mon oncle.

TIBERIO. Tais-toi, fou.

LISARDA. Non, c'est bien. Si don Juan est résolu à se marier avec une esclave, je prétends, moi, me marier avec Pedro : la moitié de la fortune m'appartient.

TIBERIO. A merveille : te voilà aussi toquée mainte- nant: et tu trouverais étranges les folies de ton fils?

eO LES CAPRICES DE BBLIftC.

usAïBA. La raison est de trop avec des enfaïUs mal appris, sans retenue et désobéissants. Nous allons comp- ter, et que le drôle ne s'imagine pas qu'il va toucher sa légitime entière, car ses dettes, son luxe, ses plaisirs dé&- honnêtes m'ont coûté en un an plus de cinq, que dis-je? plus de sept mille ducats.

DON JUAN. Si tu songes à te marier, si tu as résolu de nous livrer à nous-mêmes, tu peux, sans vaines superche- ries, t'unir à qui te plaira. Ma sœur et moi nous vivrons réunis avec plus d'honneur que ne nous en fait ta maison.

TiBERio. Ote-toi de ma vue, insolent, mal appris!... C'est ainsi que tu traites le deuil de ta mère.

DON JUAN. Je respecte en vous les cheveux blancs de mon père.

(Il sort.)

SCÈNE XIV

Les mêmes. TSnire FELïSARDO, mhi de CARRILLO et de quatre

LAQUAIS.

PELisARDO. Est-ce un traitement? Croyez-vous que je vais le souffrir.

TiBERio. Qu'est-ce? qu'y a-t-il?

FELiSARDO, à Lisarda. C'était peu de m'avoir imprimé ces marques, à moi qui ne songeais pas à fuir; vous com- mandez maintenant de me mettre un carcan et un pêne... un carcan, à moi?

LiSARDA. Ce n'est pas moi qui en ai donné l'ordre.

BELisE. C'est moi.

FEusARDO. Vous? Que pouvez-vous me reprocher?

BELISE. Ma mère, l'esclave médite sa fuite. Je le tiens de Zara.

LISARDA. Ah! misérable! Qu'on le mette au carcan! qu'on trouve un carcan!

CARRiLLO. Nous l'avons justement avec sa baguette et des gens pour nous prêter main-forte.

LISARDA. Passez-le au cou du fugitif.

PREMIER LAQUAIS. Arrive, Sancho. On te dit des plus vaillants.

JOURNÉE II, SCENE XIV. 01

usARDA. Qu'on le ferre; et nous, parlons. FEUSARDO. Quel bizarre imbroglio. TiBERio. Je ne trouve pas juste qu'il soit ferré. BELiSE. Si fait, moi.

(Sortent les dauz iemmea« accompagnéôs de Tiberio.)

FELiSARDO, aiLX loquais. Atïïtîccz, las de misérables.

cÂRRiLLO Tu voudrais faire résislance, par hasard?

FELisARDO. Ce n'est pas Taffront de ce traitement qui m'afflige, c'est d'avoir affaire à des gens de rien comme vous. (Ils échangent force gaurmades; les laquais finissent par s* emparer de Felisardo, le couchent à terre et passent la baguette dans le carcan.) Vous êtes trop nombreux, et le pied m'a glissé.

DEUXIÈME LAQUAIS. Rcnds-toî, mécréant, race de Ma- homet.

FELISARDO. Ciclî quclIc terrible vengeance f et de la part d'une femme qui m'adore I

TROISIÈME LAQUAIS. Vovons, triple chien, resteras-tu tranquille?

QtJATRiiME LAQUAISi. RlvC-la biCH.

CARRILLO. Voilà qui est fait. Je ne crois pas qu'il s'en délivre facilement.

FHisARDO. C'est maintenant que je puis dire que mon malheur est arrivé à son comble.

PREMIER LAQUAIS, à Carrillo. C'est aujourd'hui, tu le sais, le jour de se montrer généreux et libéral.

CARRILLO. Que Ton se glisse dans le cabaret voisin. J'apporterai une vingtaine d'olives. Il ne faut pas que l'on jeûne aujourd'hui.

DEUXIÈME LAQUAIS. Et moi, jc Servirai de lanterne.

(Sortent Carrillo et les laquais.)

FELISARDO, seul, Cpucl amour, me voir traité à ce de- gré de démence après tant d'embarras, tant de peines ! Qu est-il besoin d'un carcan autour du cou de celui qui jamais ne songea à briser tes fers?

FIN DE LA DEUXIÈME JOURNÉE.

TROISIÈME JOURNÉE

SCÈNE I

ELISO, LISARDA.

USARDA. Modérez votre chagrin, Eliso.

BLiso. Dans quelle guerre l'avez-vous conquis, Li- sarda, pour le traiter comme un butin de barbares. Faire river le carcan à un honnête esclave, que tu peux à peine considérer comme tien! Que lui mettras-tu donc d*ici à un mois?

USARDA. Ma fille est folle, et elle a donné dans cette idée bizarre, craignant qu'il ne prît la fuite. Mais je t'en- gage à la sermonner.

Euso. Certes, Lisarda, après la vie qu'il a connue^ Tesclave peut se flatter d'être tombé chez un bon maître i Mais tu sauras un jour qui il est.

USARDA. Je loue ses qualités, et je mets toute la faute au compte de Relise.

£Uso. Peut-on appeler fantaisie de mettre au carcan un homme qui, si tu connaissais sa qualité que t'indi- quait, du rosto, sa tournure, te pénétrerait de pitié? Va donc, va hm\ réprimander Relise.

USARDA. Je lui ferai toucher du doigt son aberra- tion.

KU?o. Traitez de votre mieux un homme qui le mé- rite si bien. Un jour viendra que...

USARDA. Qui donc est41?

£nso. Tu sauras alors^ je l>a réponds, ce que l'on peut soutIVir quand on aime.

USARDA. Mon trouble est grand, et les paroles....

JOURNÉE m, SCÈNE II. 63

Euso. N'en demande pas davantage; mais aUends- toi à voir bientôt de grands changements.

usARDA, à part. 0 amour, si mes soupçons devien* nent des réalités, aujourd'hui je découvre mes sentiments à ce prétendu esclave.

SCENE II

GARRILLO, ELISO.

CARRiLLO. Qui pourrait supporter une femme si fan* tasque.

ELISO. Qu'y a-l-il, Carrillo?

CARRILLO. Peu de chose ou rien; car on peut appe- ler rien ce qui n'est que du vent, et les bizarres fantaisies sont du vent.

Euso. Ma passion n'en juge pas ainsi; d'ailleurs, le vent est un élément qui par sa nature se change en feu, et c'est de ce vent que nait ma flamme.

CARRILLO. Je suis vexé de vous voir si aveugle, et si je n'étais pas si pressé de trouver Tiberio, je vous conte- rais de jolies choses.

ELiso. Il s'agit de Relise?

CARRILLO. Écoulez. Cette jeune Relise, qui partage en deux pour les manger des pastilles de manne, que j'ai vu saigner deux fois en une heure un jour qu'elle avait aperçu une grenouille. Relise s'est avisée de feindre des évanouissements qui prouvent clair comme le jour qu'elle adore notre esclave. Quand elle est dans cet état, il faut l'appeler, ou elle se meurt; et tout se résume en ce que noire mijaurée s'empare de la main de P^dro, affir- mant que les battements de son cœur s'apaisent en rai- son des ongles.

ELiso. Je loue fort la vertu de Pedro s'il consent à devenir un remède pour Relise, pourvu qu'il n'en vienne pas à aimer ce qu'il lui est défendu d'aimer.

CARRILLO. Pourquoi pas? N'est-il pas un homme?

EUSO. Sans doute; c'est un esclave, mais après toiit^ it est homme.

\ LES* OibPBIOES' BR RELIfiB.

cAaRiLLO. Ehbiea! si le nom n'est pas nn empêche- ment, je puis vous affirmer qull l'adore. Je Tai deviné. Il feint bien d'être ennuyé de se voir occupé sans cesse à traiter cette dame, mais il esit homme, il est aimé; elle est belle, il est jeune. La tentation était forte; quoi d'éton- nant qu'il ait cédéf Mais n'admirez-vous pas la nouvelle lubie d'une femme à qui le plus rare phénix paraissait une pie, et le cavalier le plus galant un Galicien^?

ELiso. C'est un châtiment du ciel.

CARRiLLO. Grande vérité dans ce propos d'un homme qui disait que le choix, le plus ridicule est d'ordinaire celui des précieuses*. Vous n'avez pas autre chose à me commander?

Euso. Adieu.

CARRILLO. Adieu.

(Sort CarrUlo.)

ELiso, seul. Croirai-je à une telle trahison de la part d'un homme bien qui est mon ami? C'est la récom- pense que tu me promets, Felisardo? Me trahir ainsi, moi ? Se peut-il qu'ingrat envers CeUa, tu en viennes à aimer ma dame?

SCENE III

DON JUAN, EUSO.

DON JUAN, en entrant Par ici, dites-vous?

EUSO, sans voir don Juan. Est-ce digne de ta no- blesse, de ton amitié, de ton honneur?

DON JL AN. Mon cher Eliso l

EUSo. Don Juan l

DON JUAN. Quelle est cette esclave dont tu nous as gratifiés?

!• Les Galiciens sont les Auvergnats de rflspagne ; ils sont porteurs dVan, commissionnaires, etc.

^, CoUe-ei fit on choix qu'on n'aurait jamais cra : Se trouTant à la fiu tout aise et tout heureuse De irencontrer un malotra%

La. Foxtaikk.

JOUUNKE III, SCENE III. Gj

ELiso. Allons, boni

DON JUAN. Hélas! h(^Iasî

Euso, â part. On dirait que tous ils se sont ligués contre mon honneur. (Haut.) Elle te plairait, par hasard?

DON JUAN. Tellement, que je m'étonne moi-m^me de vivre, après m'avoir vu mort. Veux-tu me la donner, à moi? PréR*res-tu me la vendre?

ELiso, à part. J'assure ainsi et bientôt ma vengeance. [Haut,) Tu Taimes donc bien?

DON JUAN. De ma vie je ne me suis vu en si triste extrémité. Je Taime au point d'oublier pour elle qui je suis, au point, puisqu'elle résiste à mes vœux, d'en faire ma femme; sauf, quand elle sera devenue ma femme, à me donner la mort ou à fuir en quelque lieu, loin de tous les humains.

EUSO. Puisque l'amour qui trouble à ce point ta raison t'inspire de lui adresser des hommages, je puis te (lire qu'elle est d'une naissance telle, que tu n'es pas même son égal.

DON JUAN. N'est-elle pas de la Turquie?

ELISO. Pour te dire qui elle est, tu voudras bien m' excuser. Qu'il te suffise de savoir qu'on ne saurait te blâmer de l'épouser.

DON JUAN. Je puis me marier avec elle?

EUSO. Pour n'avoir pas à le dire qui elle est, je m'en vais.

DON JUAN. Un. moment.

EUSO. C'est impossible; je me défie de ma langue. Nous en reparlerons plus tard.

(II sort.)

DON JUAN, seul. Ce n'est pas en vain que je t'adorais, objet chéri de mon ûme I Cette âme nie donnait le pres- sentiment de ce que j'ignorais. Quel bonheur 1 quelle joie!

(Entre Lisarda.)

usARDA. Que parles-tu de bonheur et de joie!

DON JUAN. Le ciel m'ouvre une espérance assurée. Nouveau Pygmalion, celle qui .hier était un marbre, eu égard à ma réputation et h. mon honneur, est maintenant

H. 6

66 LES CAPRICES DE BELISE.

une femme. Ma mère, vous me voyez marié, ne me de- mandez pas avec qui, qu'il vous suffise de savoir que ce parti vous convient, si Eliso m'a dit vrai. Préparez, ma mère chérie, des joyaux et un appartement à une bru dont le soleil lui-même s'enorgueillirait, si le soleil pouvait avoir des enfants. Vous n'aurez plus désormais, madame, à vous soucier de m'établir; le ciel m'a donné une femme. Ne me demandez pas pour le moment qui elle est, ni pour qui, ni pourquoi. Elle est le bien que j'ai vu : pour qui ? pour moi; pourquoi? parce queje l'aimais. Le quand et le comment s'accompliront de cette manière : le com- ment? — comme Amour le sait; le quand? le quand? lorsqu'il plaira à Dieu ^

(Il sort.)

LiSARDA, seule, Que signifient ces folies, ces énigmes? Quels funestes effets des conseils de l'Amour ! Mais ce sont autant de moyens de connaître que ces esclaves ne le sont, que de nom. Prenons la résolution que m'inspire Taudace de ma pensée. Cet esclave est un gentilhomme; pourquoi hésiter, quand je l'adore ?

SCENE IV

Entre BELISE, furieuse; CELIA et FLORA s' efforçant de la contenir.

BELISE. Qu'on m'appelle ce Maure, ce païen dont j'attends mon soulagement. Vite, vite, je sens mon cœur qui se serre. Ah!...

LISARDA. Qu'est-ce? qu'y a-t-il?

CELiA. Toujours cette affection qui la domine, et qui amène les faiblesses que vous voyez.

BELISE. Appelez Pedro, ennemies!

LISARDA. Ma fille, d'où vient ta souffrance? Parle, qu'y a-t-il?

4. Lope s'amuse à commenter le vers enseigné par les rhéteurs an- ciens :

Quifjquidf tibi, quibun auxiîiisj'curj quornodo, quando.

Il jr a toujours de l'imprévu dans ce po«te«

JOURNÉK III, SCENE IV. 67

BsiJSE. Me vois-tu pas Teffetde la force du sentiment et de Tobligalion de me laire?

CEUA. Je vais appeler Pedro.

BEUSE. Non pas toi, mais Flora.

FLORA. J'y vais.

CEUA, à part. Et Felisardo, qui se trouve bien ici.--

RELISE. Ah ! ma mère, aie pitié de moi!

LisARDA. Qu'as-tu, moH enfant?

BEXJSB. Je n*espère qu eri la mort.

LISARDA. Qu'éprouves-tu?

BELisE. Un je ne sais quoi qui me donne dans le cœur, avec* une certaine passion qui se sent et ne se voit pas. Il me semble que j'ai dans le cœur quelque chose qui le pique et le remue, comme ferait un grain de sel, mais- encore plus petit. J'ai le cœur si faible, qu'il pleure à pro- pos de rien. Ma mère, ma mère charmante, je t'en veux, vois-tu, de ne m'avoir pas fait le cadeau que je voulais.

LISARDA. Que c'est triste! Que me parlcs-tu de cadeaux, si ton cœur a besoin d'être traité par des confor- tants? Dépense, s'il le faut, ma fortune en perles, en coraux, en or, en diamants.

BELisE. Ne vois-tu pas que mon mal est tout k fait différent de ce que tu penses? Fais faire un berceau, mu mère, pour y bercer mon cœur et endormir la passion qui m'importune et m'affligea Qu'on lui achète une capeline avec des souliers dorés, et qu'on lui donne des dragées.

LISARDA. Mais tu es folle.

BELISE. Parle plus bas; il croirait que c'est le loup.

CEUA. Ce sera le premier cœur que Ton ait vu e:> souliers et en capehne. (A/>ai*/.) Vit-on jamais pareille lubie?

(Entrent Flora et Felisardo.)

FELISARDO. Ma foi, je m'y perds.

4* Rapprochez ce passage des paroles ds Phëdra, dans le dialognc^ aYec OEnone :

Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts? etc.

et constatez'la différence des goûts.

i I

68 LES CAPRICES DE BELISE.

FLORA. Un peu de patience; tu vas servir de médecin à celte demoiselle.

FELiSAUDO. Il faut cncore que je m'occupe d'elle, quand j'ai tant affaire ailleurs. Voilà qui va bien, par ma foil Et qui pansera les chevaux?

PLORA. Laisse tes chevaux.

CELiA, à part. Je tâcherai de me cacher, si c'est pos- sible.

LisARDA, à Belise. Assieds toi sur cette chaise; et toi, Pedro, viens lui parler.

FELisARDO. Suis-jc douc uu médcciu? En vérité, votre aveuglement me surpasse. Quelle est donc ma vertu, pour que mes ongles la puissent guérir? Suis-je par hasard la grand'bête ?

LISARDA. Cela te déplairait-il ?

PELiSARDO, à Belise. Le beau médecin que Ton vous donne ! On s'en remet, pour votre salut, à qui panse les chevaux.

LiSABDA. Il est en toi une vertu cachée. Allons, on peut les laisser ensemble. [Celia sort^ et se cache.) Toi, Flora, reviens à tes occupations. Moi, je vais parler à Ti- berio.

(Sort Flora.)

CELIA, à part, de sa cachette. Ciel! me voilà cachée. Fais que je saisisse le fil de celte énigme

SCÈNE V

BELISE, FELISARDO.

FELISARDO, Voyous, puisquc nous voilà ici, que faut-il que je fasse?

BELISE. Donne-moi cette main.

FELISARDO, à part. Amour, je reconnais ta tyrannie. (Haut.) Ma main, la voilà.

BELISE, à part. Viens à mon aide, Amour, je ne sais plus que dire.

FELISARDO. Jc m'en veux de vous voir prendre une

1 . Voyez VEiu ferrée de Madrid,

JOURNKE m, SCENE V. «0

main si rude el si calleuse; j'ai six chevaux à étriller» c'es! ce qui Ta mise en cet état.

BEUSE. Elle me fait du bien, Pedro.

FELisARDO. Mais si je vous fais du bien, madame, pourquoi m'avoir récompensé de ce bien en me mettant au carcan? Pourquoi me traiter ainsi, si je suis votre mé- decin?

BEusE. Parce que si tu nous quittes, je renonce à la vie sans toi.

FEUSARDO. Quel cst l'esclavc irréprochable a qui Ton inflige la marque et le carcan?

BEusE. Jésus! serre-moi bien fort, et ne demande pas d'excuse. Ici, icil.,. Oh! que je souffre!

FEUSARDO. De quoi souffre Votre Grâce?

BBLisE. Du désir d'accorder des grâces à qui ne de- mande pas même une faveur.

FELISARDO. Qucllc cst ccttc cspècc de douleur?

RELISE. Je ne sais, en vérité. Il m'entre par les yeux de petits atomes, si petits, que c'est ù peine si le soleil les voit. Des yeux ils pénètrent jusqu'à mon cœur, qu'ils cha- touillent avec une sensation agréable.

FEUSARDO. Que jc VOUS plains!

BEUSE. Plains mon état.

FELISARDO. Je mc plains encore plus moi-même, moi qui, à cause de vous, porte un carcan.

RELISE. Eh bien! n'en sois pas fâché, car moi jo le porte à cause de toi. Qu'ai-je dit? Jésus! suis-je? Je suis insensée, je suis folle. 0 malheur! Je me meurs! Serre-moi la main, vite.

FEUSARDO. La voilà évanouie. Vit-on jamais chose pareille! De honte, probablement. Il n'est pas difficile de deviner la nature de son mal. Mais, mon pauvre Felisardo, que peux-tu faire? quel remède peux-tu lui donner?

- (Entre Celia.)

GEUA. Votre Seigneurie en possède d'excellents. FEUSARDO. Moi! Lcsqucls?

CELIA. Quand on a donné sa main, que peut-on re- fuser ensuite? FELISARDO. Quc tou auiour est taquin!

70 LES CAPRICES DE BELISE.

GELiA. Taquin, peut-être; mais impur, non. Ah ! Feli— sardo, quels ennuis! Penses-tu que je consente à demeurei* plus longtemps ici, exposée à me voir agacer sans cesse par les libertés rares que tu prends? Don Juan m'aime; je ferai en sorte qu'aujourd'hui tu me voies dans ses bras.

FELisARDO. Tu vcux la mort d'un homme innocent qui est en butte à tant de persécutions par ta faute. Celle folle fantasque, ma chérie, brûle de me faire entendre ses dispositions, ayant sans doute appris qui je suis, ou l'ayant deviné. C'est malgré moi que je suis chez elle, que j'exerce la profession de médecin. Tout à l'heure elle m'a pris la main, et m'a mis au doigt ce diamant. Ne t'afflige pas de vaines chimères. Ce diamant, je te le pré- sente comme dépouille de sa folie ridicule que mon âme rend à ta beauté. Prends ce diamant, ma Celia, et retire- toi avant qu'elle ait repris ses sens.

CELiA. M'en aller d'ici? Quelque sotte... Non, dût-on m'ofiFrir l'univers. Au diantre toi et ton diamant!

FELiSABDO. Eh bien! veux-tu que ce soit moi?

CELiA. Oui; car si l'amour l'a fait se pâmer, je veux qu'elle trouve en toi la dureté de la pierre, pendant que mon repos est désormais assuré.

FELISARDO. Eh bien! je m'en vais; car ta volonté fait ma loi.

BELTSE, à part. Ai-je bien entendu? Qu'attend en- core ma folle erreur? Assez, assez! {Haut.) Ah! je me meurs!

CELIA. Do quoi souffrez-vous, madame?

BELISE. 0 trouble de mon allégresse! nuage qui obscur- cis mon soleil! Ma mère! ma mère! Flora! Holà! quel- qu'un! nos gens!

SCENE VI

Entrent LISARDA, FLORA, CARRILLO.

LisARDA. Quels sont ces cris, grands dieux? Est-ce une lubie nouvelle? S'agit-il de quelque accident? BELISE. Ne parlez pas de lubie.

JOURNÉE III, SCENE VI. 71

USARDA, De quoi s'agit-il, alors?

BELisE. Vous allez voir à quels esclaves nous avons affaire, et s'ils ne méritent pas le châtiment que je réclame. Vous connaissez bien le diamant que j'ai payé cent écus...

CARHiLLO. Achevez; vous nous coupez la respiration en hésitant de la sorte.

BELISE. Pendant que j'étais là, évanouie, Zara s'est approchée et m'a volé mon diamant.

CARRiLLO. Oh! perfide! dissimulée! Voyons la main.

(On voit le diamant au doigt de Celia.)

USARDA. Comment, Zara? toi... voleuse?

CELIA. Madame...

CARRiLLO. Tais-toi, gueuse!

FLORA. Voleuse? Qui l'eût jamais cru?

USARDA. Que peux-tu dire pour ta défense?

RELISE. Si lu ne la livres à Carrillo, si lu me pries de lui pardonner, si tu ne lui infliges le châtiment du feu, tu peux me regarder comme bientôt morte.

USARDA. Carrillo...

CARRILLO. Madame...

LisARDA. Je te la livre.

CARRILLO. Soyez tranquille.

CELIA. Madame!...

RELISE. Fais-la rôtir*.

(Sortent Lisarda, Belise et Flora.)

CARRILLO. Votre Grâce est en mon pouvoir, comme vous voyez.

CEUA. Eh bien! après? Que prétends-lu faire?

CARRILLO. Vous allcz Ic voir tout à l'heure. Allons ! habits bas.

CELIA. Est-ce que lu perds la lôte?

CABRiLLo. Remerciez votre fortune, ma belle, de vous avoir donné pour bourreau un personnage aussi noble que

4. On ne se plaindra pas da manqua do couleur locale. On songe in- volontairemeut aux peintures de Ribera. C'est le même génie qui s'ex- prime, le génie espagnol, le génie des tortures.

72 LES CAPRICES DE RELISE.

moi. Et finissons-en... D'abord le fouet, et puis le laixl brûlant ^

CELiA. Tu es un homme.

CARRiLLO. Je m'en pique.

CEUA. Et je suis une femme, comme tu sais.

CARRILLO. C'est ce que nous allons voir. Habits bas!

CELIA, à part, C'est le moment de parler. [Haut] Felisardo !

CARRILLO. Tant de façons! C'est comme si tu chantais.

CELIA. Felisardo I Cher époux!

CARRILLO. Son époux est chez Mahomet. As-tu fini?

SCENE VII

Entre DON JUAN.

DON JUAN, à la cantonade. Fissiez-vous appel îi Rome, vous verrez si je persiste dans ma volonté. Je sais parfai- tement qui elle est.

CELIA. Don Juan! Monseigneur!

DON JUAN. Que vois-je, grands dieux!

CARRILLO. Quand vous connaîtrez les faits, vous com- prendrez les raisons qui me font agir. Le diamant que votre sœur a acheté hier chez son joaillier a été volé par la coquine que voilà, avec son air honnête. On m'a commandé de la fouetter, et moi, comme vous voyez, j'allais...

DON JUAN. Ah ! chien. Un pareil ange!...

(Il tire sonépéc.)

CARRILLO. Doucement, s'il vous plaît. Si c'est un ange, pourquoi vous fîlcher? Les anges sont purs esprits; étant dépourvus de corps, je ne puis d'après cela lui faire grand mal.

4. Le genre de clâtimcnt Hcmanfî»' pcr l'inîpîncnMe Bclisc {prmtjar) consistait à faire fondre un morcenn de lard sur des charbons et à arro- ser la peau du ]>{) tient de gouttes brûlantes. C'était un des nombreux supplices qu'on infligeait aux esclaves.

JOURNEE III, SCENE VII. 73

DON JUAN, répée à la main. Mis<^rablo, j'aurai ta vie!

CARRiLLO, fuyant. Tiberio! Lisarda) Floral Bolisc I

CELTA. Laissez-le, je vous prie. Il avait, en effet, reçu Tordre.

DON JUAN. Vous le voulez, madame; jo le laisse donc. Quelle cruauté! quelle fureur! quels effets de l'envie! Yeux charmants, prenez vengeance sur les miens. Percez- moi le sein de celle épée. La voici; tuez-moi. Donnez-nioi mille fois la mort que je mérite.

CELiA. Laissez-moi passer, seigneur; je crains votre mère Lisarda; laissez-moi, pour l'amour de Dieu. Si on vous voyait en ce moment, si on me voyait seule à seule avec vous, ce serait matière à d'autres récriminations. Laissez-moi descendre à la cuisine; laissez.

DON JUAN. Un moment.

CEUA. Je ne puis.

(EHe sort.)

DON JUAN, seu/. Quelle inconcevable cruauté! Et pour- quoi s'étonner que tu fuies loin de moi, quand j'arrive au moment un vil laquais s'apprêtait à commettre un tel sacrilège sur ce chef-d'œuvre des deux? Elle doit être ma femme. Je vais donc vous désabuser, et si vile, que vous en soyez stupéfaits, et teniez le remède pour im- possible.

(Entrent Tiberio et Lisarda.)

TIBERIO. Que parles-tu de remède impossible?

DON JUAN. Écoutez bien tous deux ce que j'ai à vous dire, puisque vous êtes ceux à qui je dois aujourd'hui faire acte de respect. Il y avait tout à l'heure un homme. . . (S'il ne s'était enfui si lestement, il aurait reçu le prix de sa folle audace) un homme chargé par vous de fouetter Zara. Mais écoutez bien ceci : je défends à qui que ce soit de porter la main sur ma femme.

usARDA. Qu'est-ce que cela signifie?

DON JUAN. Sur ma femme, entendez-vous bien?

TIBERIO. Il vaudrait bien mieux don Juan, appeler de suite quelqu'un pour te conduire au Nonce ^

4. C'est le nom do l'hôpital des fbos à Tolède.

74 LES CAPRICES DE BELISE.

DON JUAN. Permettez, mon oncle, je sais ce que je dis.

TiBERio. Alors, comment un homme, dans son bon sens, peut-il tenir de tels propos? Méchant vaurien, tête à Tenvers, je ne sais qui me tient que je..,

DON JUAN.— Tout beau I

TIBERIO. Oui, que je ne te soufflette au visage, pour y appeler la honte dont tu n'as pas le sentiment,

DON JUAN. Parlez-moi, s'il vous plaît, avec plus de respect; car, si vous n'étiez pas mon oncle...

TIBERIO. A moi? des menaces...

(Don Juan s'enfuit.)

USARDA. Laissez-le, je vous prie, car, s'il veut prendre , pour femme une esclave, c'est avec un esclave aussi que je prétends me marier.

TIBERIO. Que dites-vous?

LisARDA. Je veux me venger. Il aura ma fortune. Au- jourd'hui même je serai mariée à Pedro. Je suis lasse de supporter les insolences de don Juan et les bizarreries de Belise.

TIBERIO. Vous êtes au moins aussi folle qu'eux. Mais je puis vous indiquer un remède qui vous permettra de calmer leur ardeur et de leur suggérer la crainte.

LiSARDA. Lequel?

TIBERIO. Il y avait dans Madrid un certain cavalier nommé Felisardo, qui ressemble extrêmement à ton es- clave Pedro, tellement que, si avec les mêmes habits on les mettait l'un à côté de l'autre, je crois que ceux qui les connaissent le mieux auraient peine k faire la différence. Puisque la marque de Pedro n*est pas sérieuse, puisqu'on peut ùter la baguette du carcan et la remettre à volonté, fais-lui revêtir en secret de riches habits, et dis-lui de se rendre ici. Nous ferons un contrat de mariage simulé, et, par ce moyen, tu feras peur à tes enfants; l'un mettra un frein à* ses désirs, et l'autre à ses incroyables ca- prices.

USARDA. Le conseil me paraît bon; mais on pourra reconnaître Pedro.

TIBERIO. Je ne demande pas mieux. Us pourront

JOURNÉE III, SCENE VIII. 75

soupçonner ainsi que par quelque arrangement secret tu livres ta fortune à un esclave.

LisARDA. D'accord ; mais il importe d'abord d'informer Pedro de tout.

TiBERio. Je vais lui parler.

LISARDA. Allez, Tiberio. {Tiberio sort,) Ciel! sans savoir comment, j'arrive à trouver un remède à mes maux. Je soupçonne que mon esclave est ce cavalier lui-même. C'est un mariage simulé que Ton prépare avec cette feinte, et moi je me marie pour de bon, car si j'en crois le pres- sentiment de mon âme, le prétendu Pedro n'est autre que Felisardo.

(EUe sort.)

SCENE VIII

Il eét nuit. BELISE, FLORA.

BEusE. Approche ici des flambeaux. FLORA. Je vais les chercher, madame.

(Elle sort et revient avec de la Inmiëre.)

BELisE. Approche-moi un cabinet^ Flora.

îLORA. Vous voulez écrire I

BELISE. Oui et non; car si je prétends confier mes pen- sées au papier, est la plume c^apable de rendre des sentiments si étranges?

FLORA. Comment s'est terminée cette histoire de Zara, qui vous a causé tant de peine?

EEusE. Je feignis de m'évanouir pour donner du cou- rage à mon âme, et quand il me donna la main, je lui passai au doigt mon diamant.

FLORA. A Pedro?

BELISE. Oui; le traître pouvait ainsi me comprendre, ^ais il s'en garda bien. Du réduit où, cachée, elle nous épiait, sortit furieuse cette esclave de malheur, celte femme

^' Un de ces meubles du seizième siècle, fabriqués en Italie, dont OQ trouYe encore de très-beaux échantiUons en Espagne.

76 LES CAPRICES DE BELISE.

OU plutôt ce démon, cl il lui donna mon diamant, suppo- sant, Flora, que j'étais réellement évanouie; el, dans la juste colore que me causait tant d'ingratitude, je feignis que Gelia me Tavait volé, pour soulager mon ressenti- ment. Malheureusement, mon projet de châtiment n'a pas réussi.

FLORA. La faute en est à don Juan; c'est lui qui s'y est opposé. Mais, avec la réserve dont fait preuve Pedro, remarquez bien que vous avez pris un mauvais moyen de lui faire connaître votre amour, car vous ne l'avez montré que par signes; et, comme il arrive entre personnes de rang inégal, si vous ne trouvez le moyen de le prévenir et de l'informer, jamais il ne viendra a connaître vos senti- ments ^.

BELISE. Sij'étais sûre, Flora, que ce Pedro fût Thomme que j'ai en la pensée, je crois que je m'enhardirais à lui dire, en propres termes, que je souffre d'amour et de ja- lousie.

FLORA. La pudeur d'une âme noble fuit d'ordinaire la lumière du jour. Il fait nuit; l'obscurité est favorable à toute espèce de libertés. Parlez-lui sans lumière, et dites- lui : Pedro, c'est moi, moi Belise qui t'aime.

BELISE. Je songe involontairement aux caprices bi- zarres dont j'ai vécu jusqu'à ce jour. Mais, si l'amour a permis pour mes péchés ce châtiment, je crois que la résis- tance que j'opposerais aurait bientôt pour effet ma mort. Sais-tu ce qu'il le faut faire quand Pedro sera venu, pour que je mette fin aux scrupules de ma honte t Fais en sorte, en mouchant les bougies, d'en éteindre une.

FLORA. Fort bien; mais l'autre?

BELISE. Il n'y aura ici de lumière aucune, car je pré- tends étouffer aussi celle de l'entendement, afin de pouvoir mieux lui dire toute ma pensée. Mais viens par ici avec moi, car j'aperçois nos esclaves.

(EUes se retirent dans renfoncement du luilcon, de manière à n*être pas vaes.)

I . Rapprochez, dans Phèdre, ]e rôle d*Œnone.

JOURNEE III, SCENE IX. 77

SCÈNE IX Entreni CELI\ et FELÎSARDO.

FELisARDO. Tu vicns d'entendre ce à quoi je suis résolu.

CELiA. Réfléchis bien avant d'agir.

FEUSARDO. Je veux déclarer qui je suis. Il y aurait de la folie à risquer que quelque jour lu reçoives le châti- ment que Ton voulait t'infliger aujourd'hui, et qu'un misé- rable laquais porte la main sur ces yeux dont la lumi^ro fait honte h celle du soleil.

CELIA. Regarde bien h ce que tu fais.

FELISARDO. Pourquoi tarderplus longtemps? On vient de me raconter que le cavalier navarrais a assisté à une messe pour sa blessure, comme d'autres h une messe de relevailles. Et d'ailleurs, je suis dégoûté de tout ce que j'ai eu à souffrir. Je mange peu, je dors moins encore. Jo iraîne ce carcan avec sa bag'jette, supplice inlolérable, si je ne le souffrais pour toi. Hier enfin, quelle honte ! on m'a fait aller jusqu'au ruisseau.

CELIA. Souvent, mon cher Felisardo, on voit la For- lune nous assaillir par un malheur bientôt suivi d'une foule d'autres. Tu portes, je le confesse, des vêtements vils qui t'obligent à de vils travaux; mais considère aussi que ma peine, ma douleur ne sont pas moindres.

FEUSARDO. Vaut-il mieux continuer à souffrir?

CELTA. Mon i\rae mo dit que oui. {/Jas.) Sors vile du salon, car voilà Relise.

BEUSE. Dis-moi, Pedro.

FELISARDO. Pardou, j'ai affaire là-bas.

CELIA. Ne sois pas si pressé.

FELISARDO. J'arrivc en tremblant.

BELisE, voyant VvHtr Lisarda, Reste ici; j'ai à te parler quand ma mère sera partie.

CEUA. Hélas!

FEUSARDO, à pari, à Celia. Qu'as-tu?

CELL\. Tu ne devines pas?

78 LES CAPRICES DE BELISE.

FELiSARDO. Encore de la jalousie? CELiA. Suis-je de marbre?

FEUSARDO. Songe, mon bien, que, dût-on m'ofifrir Tunivers, je dirais à l'univers: Non I

SCENE X

Les mêmes; LISARDA^ TIBERIO.

LiSARDA à part, à Tiùerio. Voilà ce que l'on dit.

TIBERIO. Don Juan est un jeune homme; cela ne m'étonne point.

LïSARDÂ. Mais Garrillo m'a dit davantage.

TIBERIO. Quoi donc?

LISARDA. Lui et de jeunes fous, ses amis, auraient formé le dessein d'enlever l'esclave.

FLORA, à part, à Belise, Maintenant, madame, il est impossible de lui parler. Il y a trop de témoins.

RELISE. Tais-toi; à toutes les extrémités, Amour con- naît un remède.

FLORA. Eh bien! employez ce remède; nous verrons qui s'en repentira.

fiELisE, haut. Flora...

FLORA, Madame...

RELISE. Regarde à ces bougies.

FELISARDO. Cette folle demande que l'on mouche les bougies.

FLORA, à part. L'amour est un métier de ruses.

(EUe éteint une bougie.)

BELISE. Tu l'as donc éteinte?

FLORA. C'est en la mouchant de trop près.

BELISE. Que tu es maladroite!

FLORA. Je ne sais pas y regarder, et je sais éteindre, parce que qui tue n'y regarde pas^ Je vais la rallumer avec l'autre.

BELISE. Attends, je vais te montrer comment on s'y prend.

(Elle éteint l'autre boogie.) 4 . Ceci s'adresse à Felisardo.

JOURNEE III, SCENE X. 79

FLORA. Aht abl aht Voilà maintenant Tautrc bougie éteinte.

usARDA. Eh bien? eh bien?...

TiBERio. Nous voilà en pleine obscurité.

USARDA. Peut-on, en vérité...

FLORA. Nous éteignons les bougies à force de vouloir nous en occuper.

LisARDA, à part. Voilà une fameuse occasion pour m'aboucher avec mon esclave.

RELISE, à part. Aujourd'hui j'achève de me déclarer; aujourd'hui il connaîtra mes sentiments.

FELisARDO, à part. En attendant qu'on rallume les bougies, je vais lâcher de m'approcher de Celia.

CEUA, à part, Puisque je n'ai à redouter aucun œil ennemi, je vais rejoindre mon cher bien.

(Ils vont se rapprochant pea à pen, BeUse de sa mère, Çelia de Flora « Felisardo de Tiberio.}

LISARDA, tout basy à Belise. Ahl mon bien, voulez- vous m'en tendre?

BEUSE, de même à Lisarda. Que peut souhaiter un amour si vrai, sinon que vous l'écoutiez aussi?

FEUSARDO, tout bos^ à TibeHo. Ah! ma vie, ne t'in- quiète pas de ces folles prétentions.

TIBERIO, de même à Felisardo. Qu'est-ce que vous venez me dire ?

FELISARDO. Commout? tu pourrais douter?...

TIBERIO. Je suis bien d'avis que don Juan fera quelque sottise.

FELISARDO. Et moi, je redoute bien davantage celles de Belise.

CELIA, tout bas, à Flora. Tu te plais donc, ma vie, à me rendre jalouse?

FLORA, de même à Celia. Plalt-il?

CELIA. Comment? Ne m'entends-tu pas?

FLORA. Le quiproquo est plaisant, sur ma foi.

CELIA. Ne lui parle pas, si tu m'aimes.

FLORA. A qui m'est-il défendu de parler?

BELisB, à sa mère. Je n'osais pas me déclarer; mai»

81) LES CAPRICES BELISE.

il n est rien maintenant qui me puisse empêcher de te dire mon sentiment.

LiSARDA. Dieu sait ce qu'il m'en a coûté à dissimuler la force de mon tourment.

FELisAUDO , à Tiberio. Voudrais-tu me donner ta main ?

TIBERIO. La main, moi? Pourquoi faire?

FELiSABDO. Poiutdc courroux; iln'yarien,là dedans, qui puisse te fâcher.

TiBERio, haut. Holà! des flambeaux! (A part.) Que ' diable est ceci? Je ne reconnais pas ta voix, Lisarda, et tes ; discours me confondent.

« BELiSE, à sa mère, A quels embarras, mon bien, .n'as-tu pas exposé ma modestie! Donne-moi une main. . LiSARDA. En voici deux.

FELiSARDO, à Tiberio. Tu me refuses donc ta main?

TiBERio. Holà! encore une fois, des lumières!

SCENE XI

Entre CARRILLO avec une torche , éclairani DO^ JUAN.

CAURILLO. courez-vous ainsi?

DON JUAN. Je cours comme un insensé... Ah ! cà! mais que failes-vôus donc tous ainsi?

TIBERIO. Nous attendions de la lumière.

BELISE, à part, C'est à ma mère que je parlais ! Tant mieux ! elle sait tout, maintenant.

LISARDA, à part, C'est à ma fille que j'ai déclaré le bien que je veux à mon esclave, et elle, de son côté, m'a avoué le même sentiment.

FELISARDO, à part. Comment! C'est à Tiberio que je parlais, à Tiberio que je disais des douceurs?

TIBERIO. Je vois maintenant ce que je ne comprenais pas dans la bouche de Lisarda; c'était Pedro l'esclave qui me contait fleurette.

CELiA. 0 nuit, mère de l'erreur! Je viens de m'aper- cevoir que j'ai fait des déclaratio is à Flora.

JOUBNiE III, SCENE XI. 81

usabua, à dan Juan^ Que viens-tu faire ici, tel qu'un Grec qui livre Troie aux flammes? BON JUAN. Liyrez-Hioi mon épouse, madame; je veux

remmener dès ce soir, atin de vous montrer que si vous prétendez vous marier, j*ai aussi ce désir ; lequel, entre nous, me semble plus raisonnable?

usARBA. Va, Flora, et enferme bien Zara»

DOM JUAN. L'enfermer ?

TiBERio. Écoute, et sois raisonnable.

DON JUAN. Raisonner, quand on est aveuglé par la passion!

LisARDA. Et toi, Pedro, joins-loi à Flora pour garder Zara.

FEUSARDO. Très-volontiers; car je suis révolté» ma- dame, de la conduite de don Juan.

DON JUAN. Tu i&i môles aussi, chien!

FEUSABDO. Je suis un chien, oui, le chien de ce jar- din, et tant que je veillerai à la porte que Ion confie à ma garde, il vous sera défendu d'y entrer, fût-ce en perçant la muraille, et de cueillir le fruit que vous savez et que pré- tend votre aveugle désir. Car j'ai semé dans ce jardin de si belles espérances, que vous verrez à ma fureur ce dont je suis capable pour les défendre. Si le chien, quand il est maltraité, se retourne môme contre son maître, vous verrez de quel chien vous serez mordu, car Taniour jaloux devient de la rage.

(Sortent Flora et Felisirdo, emmenant Celta.)

DON JUAN. Laissez-moi châtier sur cet audacieux coquin l'insolence de ses paroles.

TIBERIO. Modère-toi, don Juan, et apprends à ne pas manquer de respect au sang, à la vieillesse et à Texpé- rience.

DON JUAN. Je n'ai pas connu la vieillesse; tu as été jeune, toi, et tu n'ignores pas que, dans les jeunes années, l'amour peut pousser à de semblables folies. Après tout, je ne sais de quel droit vous prétendez ainsi me tracer mon chemin.

usARDA. Ne lui répondez pas; tenez-le pour fou.

DON JUAN. Je veux mon épouse^ ma mère.

82 LES CAPRICES DE BELISE.

BBL1SE. J'ai gardé jusqu'ici le silence, mon frère, mais ce n'était pas faute de sentir le regret que j'éprouvais de votre coupable hardiesse. Quelle est cette épouse que vous réclamez?

DON JUAN. C'est Zara; elle est mon épouse.

BELiSE, Zara? une esclave!

DON JUAN. Si je la réclame, c'est que je sais qui elle est.

BELisE. bien! si tu as, concernant celte Turque, d'autres renseignements que ceux que nous connaissons, agis avec plus de retenue, et fais en gentilhomme les dé- marches nécessaires.

DON JUAN. Si je vous amène quelqu'un qui atteste ce que je vous dis, qu'aurez-vous à répondre?

TiBERio. Si quelqu'un de respectable nous démontre notre erreur, s'il est jugé convenable que tu épouses une femme qui est marquée au visage, je m'engage à te la donner moi-même ce soir.

DON JUAN. Pars, Carrillo, et amène-nous Eliso. Non,, attends; allons-y tous deux. Je veux aussi amener son père.

CARRILLO. Que prétendez-vous, seigneur? Considérez l'affront que vous faites à votre famille.

DON JUAN. Malheureux ! veux-tu donc périr de ma main?

CARRILLO. Que cette lumière qui nous éclaire vous fasse voir votre folie.

DON JUAN. Je ne vois que par les yeux de l'Amour.

CARRILLO. Soit; mais regardez ce flambeau : il vit de la cire qui alimente sa lumière. Retournez-le, en dirigeant sa flamme vers la terre : la même cire qui le fait vivre est ce qui cause sa confusion et sa mort.

DON JUAN. Laquais, mon beau diseur, je ne sais, vive Dieu! qui me tient que je ne vous coupe les jarrets! Marche.

CARRILLO. est la lumière capable de dissiper l'aveu- glement d'un amant?

(Don Jnan sort avec Carrillo.)

JOURNEE III, SCENB XII. 83

TiBERio, à pari^ à £À$arda. L'occasion me parait boDDe, Lisarda, pour célébrer aussi ton mariage simulé.

usARDA. Pars, va faire transformer Pedro en Feii- sardo; qu'il se présente comme pour l'entrevue. Gela va rendre mes enfants plus traitables.

TIBERIO. J'obéis; il sera impossible de le reconnaître sans sa marque, dépouillé de son carcan, et revêtu des habits magnifiques que j'ai préparés pour lui.

(Sort Tiberio.)

SCÈNE XII

USARDA, BELÎSE.

LiSARDA. Sais-tu va Tiberio?

BEUSE. Chercher la justice^ je pense.

LISARDA. Tu ne sais donc pas que je me marie? Tu n'as pas compris le mystère?

BEUsE. Vous vous mariez, vous?

LISARDA. Tu assisteras tout à l'heure à l'entrevue. J'attends mon fiancé.

BEUSE. Et quel est-il, ce fiancé?

LISARDA. Un gentilhomme. Tiberio a pris mon car- rosse, et va le ramener.

RELISE. Vous voulez nous faire peur.

LISARDA. Peur? C'est ce que nous allons voir. Quels ennuis, quels dégoûts ne m'ont pas causés vos caprices bizarres depuis que vous êtes nésl Celait à en perdre la raison. C'en est trop; je suis poussée à bout. Toi, ce sont chaque jour des lubies nouvelles : aujourd'hui tu manges du plâtre, de l'argile; demain il faut te traiter, te soigner. £t quant à cet autre fou désobéissant, ce sont des chaînes,. des parures, c'est l'or qu'il demande à verser à pleines mains. Le jeu, les chevaux, les courtisanes... que sais-je? Maintenant, il demande à se marier... Mais je veux en finir. Ce sera du sérieux, cette fois. Je ne serai plus la maman mignonne qui ne sait que pleurer et se lamenter. Dûtmon époux être un esclave, cela vaudrait encore mieux.

84 LES CAPRICES DE BELISE.

1 Je suis encore jeune; je veux avoir quelqu'un qui s'occupe

j_de moi. On sait ma fortune.

BEUSE. C'est décidé? Eh bien 1 écoutez. usARDA. J'écoute.

BELisE. Ma mère, ma chère mère, vous vous plaignez de mes caprices, et vous avez raison. J'ai eu des caprices, car je suis née ainsi. Les caprices, chez les jeunes filles, sont comme les fleurs en avril. Mais vous, seiiora, qui tou-^

! chez à. la cinquantaine, bien que vous vous en défendiez, vous échangez les rôles, vous devenez ce que j'étais. Au. noir ébène que j'ai vu sur voire front. Page a mêlé des fils d'argent, et l'on taxe ici d'impureté vos désirs de mariage. Il est bien tard pour battre des ailes; vous ferez rire à vos dépens. Si vous êtes résolue, recevez mes félicitations, mais regardez-y bien, et souffrez que je vous dise même ceci : Si votre époux est v^ux, vous étant déjà vieille, ce sont deux glaçons que vous allez réunir. Quelle triste perspective! S'il est jeune, quand vous ne l'êtes plus, ah ! ma mère, attendez- vous à être la corde que l'acrobate presse du pied pour s'élancer ensuite légèrement dans les airs. Il mangera des perdreaux avec votre argent, et vêtira de soie quelque donzelle. Il deviendra l'Adonis de ces déesses de Madrid qui savent si bien plumer leur gibier. C'est h votre cœur que je m'adresse; mais vous me répon- drez peut-être : Que sert de parler h qui veut agir ?

SCENE XIII

Entre TIBERIO, suivi de FELISARDO irès-élégamment vêtu.

stius marque ni carcan,

TIBERIO. Ne craignez rien; vous pouvez entrer. J'ai la permission.

FELISARDO. J'avouc quc je n'en ai pas encore le courage.

TIBERIO. Entrez donc; seulement n'oubliez pas que vous répondrez au nom de Felisardo.

FELISARDO, à part. Voilà qui est fort! Il me dit de torcndro le nom qui m'appartient.

JOURNÉE III, SCENE XIII.

usÀMDA, d Btliêe. Tu le vois, il faut te rendre.

BELisB. Non; cela est en contradiction avec la no* blesse de ton cœur. Même en voyant ce que je vois, je ne pais croire que tu te maries.

TiBERio, à Lisarda. Voici votre époux.

BEUSE, à part, Grands dieux! que vois-je? Hais c'est Pedro...

FEUSARDO. Bien que je n*aie été guidé que par mes désirs, je dois dire que mon amour a été heureux dans sa poursuite.

LTSARDA. Soyez le bienvenu mille fois. C'est moi, sei- gneur, qu'il faut regarder comme heureuse d'avoir su vous mériter.

TIBERIO. Donnez des sièges aux nouveaux é{K)ux.

RELISE, à part y à Tiberio. Tiberio...

TiBERio. Plaît-il?

BBusE. Est-il vrai qu'ils soient mariés?

TIBERIO. Mariés, non; ne prends pas la mouche : nais il y a> je pense, accord.

BEUSE. Comment? cet homme n'est pas Pedro?

TIBERIO. Quel Pedro?

BEusE. •* Pedro, notre esclave.

TIBERIO. £st-ce que tu es folle?

BEUSE. Non, mais c'est toi. Tu souffrirais que Pedro se mariât avec ma mère?

TIBERIO. Regarde bien. La pei*sonne que voici est un gentilhomme nommé Felisardo.

RELISE. Je veux bien le regarder à loisir... Mais c'est lui-même... A quoi bon?

TIBERIO. Regarde encore, te dis-je. Pedro, l'esclave, a une marque au visage.

BEUSE. Tu as raison... Je me trompais... Mais il se pourrait bien qu'il s'en fût débarrassé.

TIBERIO. Gomment? d'une marque imprimée dans la chair? Tu déraisonnes, vraiment, et Ton va te prendre pour folle.

(Entrent Flora et Carrillo.)

RORA. Je veux que Dieu me bénisse, comme il est vrai que le futur est beau garçon.

86 LES CAPRICES DE BELISE.

GARRiLLO. Je n'ai vu de ma vie un visage qui res- semble à ce point, et trait pour trait, à celui de notre esclave.

BELISE. Flora...

FLORA. Madame...

BELISE, à part. C'est mettre ma patience à une épreuve trop forte. Je n'y tiens plus. (A part, à Flora,) Dis, n'est-ce pas, Pedro?

FLORA. Il lui ressemble terriblement, madame.

BELISE. Va, Flora, et fais- moi venir Pedro sur-le- champ.

FLORA. Tu verras que nous avons ici un Pedro pos- tiche. Je crois ta mère éperdue de la bonne grâce et des qualités de cet esclave, et qu'il y a là-dessous quelque duperie.

BELISE, à Felisardo, Misérable, si tu es aimé de ma mère, et si son honneur perdu ne recule pas devant un pareil projet, ne pense pas que je tolère cet affront fait à mon sang. Tu mourras de ma main. Laissez-moi passer.

FELISARDO. A qui en a madame?

LiSARDA. C'est ma fille; elle est folle, mais pas encore assez pour la faire enfermer. Holà ! qu'on l'emmène.

BELISE. Mère, je ne suis pas folle; c'est vous qui Têtes en prétendant vous marier avec un maraud.

FELISARDO. Quc c'cst trlstc!

BEUSB. On ne saurait, vraiment, se moquer d'une fille à ce point.

SCÈNE XIV

Entre GELIA en riche toilette. Elle porte une mante ; uN ÉCUYER

la suit.

CELIA. Je crois que j'arrive à point. TiBEBio. Cette dame est la marraine. FELISARDO. Je VOUS ai réservé ce siège, bien que vos divines qualités vous aient mérité celui de mon âme. usARDA. Veuillez, madame, vous asseoir.

JOURNEE III, SCENE XIV. 87

BELisE. Ne serait-ce point Zara, notre esclave? Com- ment! drôlesse...

TiBERio. Attachez-moi cette folle.

CELiA. Quelle est cette dame si méchante?

tlsARDA. N'y prenez pas garde» je vous prie; c'est le pur effet de fâcheuses vapeurs.

BELISE. Comment? ce n'est pas Zara? Que croire, alors? Mais, Zara, puisque tu es l'épouse de Pedro, com- ment peux-tu consentir qu'il se marie avec ma mère?

CELIA, à Limrda. Ces malheureuses vapeurs lui ont tourné l'esprit?...

BEUSE. £t je souffrirais cet affront. Ah t je ne serais pas femme si je ne tirais d'eux vengeance. Que signifie tout cela, canaille?...

usABDA. Mes gens, pour me délivrer de cette folle.

BELISE. Ma mère, mariée à un Pedro!...

(Entrent cl«ii Juan, Prudencio^ElIgo, accompagués d*a)gaasils.;

DON JUAN, à part. ^ C'est ici la maison de la noce; entrez, en vous tenalit embossés.

PELisARDO, à p0rtj à Celia. Voile-toi, Celia. Ahl mon Dieu ! ton père qui vient te réclamer.

Euso. donc est Felisardo?

FEusARDO. C'est Ëliso. Qu*est-ce que j'attends?

UN ALGUAziL. Qui est-cc qui répond ici au nom de Felisardo?

PELISARDO. C'est moi. Qu'y a-t-il pour votre service?

l'alguazil, à Elxso. - Est-ce bien lui?

ELïso. C'est lui-même.

FEUSARDO. C'est toi , Eliso , qui nous amènes la justice?

ELiso. Comme juste châtiment de la déloyauté d'un ami.

FELISARDO. Moi, déloyal?

ELiso. Comme si ce n'était pas évident t Je prétendais à la main de Belise, et c'est elle que tu épouses. Te voilà même en habits de noces.

FEUSARDO. Moi?

ELISO. Et qui donc, sinon toi-même? Faut-il d'autres

8S LE8 GÂPEICES DE BELISE,

preuves? Les voici : je t'avais laissé sous le nom d'esclave, marqué et vendu, pour sauver ta liberté menacée par un délit, et je te retrouve en costume de mariée riche, él^ant, magnifique...

FELisARDO. Si tu trouves que cela est vrai, je veux te fournir moi-même Tépée qui servira à me tuer.

BELISE. Pourquoi nierais-tu, Felisardo, ce qui n'est que le couronnement du passé ? Tu es déjà marié avec moi. Aujourd'hui, avec moi tu t'es marié*,

FEUSARDO. Avec VOUS, marié?

BELISE. Sans doute. Flora et Carrillo en ont été témoins.

ELiso. Comment, traître, peux*tu nier ce dont dé- posent deux témoins?

usARDA. Ils mentent, à la vérité. C'est une invention de Belise, par jalousie de ce que Felisardo est mon époux. Je te l'accorde, Eliso. Qu'elle demeure ta femme. C'est à moi que Felisardo appartient.

CELiA, se découvrant. -—Doucement, mesdames, car je ie prétends pour mari. C'est moi qui suis sa vraie femme, et il ne me démentira pas.

EELisARDO. Nou, cerlfô,

PRUDENCio. C'est Celiai

DON JUAiT. C'est elle-mêiae.

PEDiDENGio. Alors, dou Juan, avec votre permission, je retire la parole que je vous avais donnée.

DON JVAV. —Mon chagrin se console en voyant la dé- convenue de ma mère et de ma sœur, et j'ajoute, puisque Eliso est gentilhomme, que je le supplie d'accepter la main de ma sœur.

BEUSE. Rien de plus juste. Je demande pardon à ëUso de mes dédains, à €elia des mauvais traitements qu'elle a subis. Quant à Felisardo, puisqu'il voit aujour- d'hui couronner ses désirs, il aura .bientôt tout oublié. S'il devait être mis en prison, je prétends mettre ma fortune à son service et au vôtre.

4. Belise fait aUusion à la scène elle lui a passé an doîgt im dia-

JOURNÉB III, SCÈNE XIV. 89

l'alguazil. Messieurs, le cavalier blessé est mainte- nant rétabli. Il ne reste qu'à réconcilier les deux adver- saires.

FEUSARDO. Allez , Tîberio , et faites en sorte qu'il veuille bien me servir de parrain.

TIBERIO. Il viendra, j'en réponds, et c'est moi qui en servirai à Flora et au bon Carrilio.

usARDA. Moi, si j'ai manqué mon mariage, j'ai con- tribué à la conclusion du leur. N'en parlons plus.

RELISE. Pas plus que de mes caprices. Sénat illustre, accordez-moi votre pardon.

FIN DE LA TROISIEME ET DERNIERE JOURNEE.

L'EAU FERRÉE

DE MADRID

NOTICE

SDK

I/EAU FERRÉE DE MADRID

Une jeune ûHe de noble naiMaoce reçoit les soins d'un cavalier nommé LisardOi noble comme elle, mais trop pauvre pour la deraaiK der en mariage. Us se rencontrent dans la rue, à Téglise, mais com- ment se parier ?L*amour rend ingénieux, et ce n*est point par reeprit que pèche Belise. Elle imagine de se foire malade. £lle expose par écrit son projet à son amant, et lui demande de lui envoyer un mé» decin qui lui prescrive pour toute ordonnance de prendre du fer, de voir du monde, et de profiter des belles matinées du mois du mai pour se promener. Beltran, valet de Lisardo, modèle incontestable de nos Seapins\ se charge du rôle de médecin. Prudencio, le père, donne aisément dans le panneau, et, grâce à ce stratagème, les deux amants se rencontrent tous les matins au Prado et ailleurs.

Hais Belise n'a pu sortir seule, Prudencio a décidé qu'elle serait ac- compagnée de sa soeur Teodora, roide et sévère personne, du moins en apparence, qui, suivant une coutume encore usitée en Espagne, porte rhabit religieux, et dont le rosaire, le scapulaire, sont très- capables d'effrayer les amants. Riselo, ami de Lisardo, se dévoue à

4 . J'ai toujours été étonné dn ton familier de nos valets de comédie avec leurs maîtres , quand ces maîtres sont de grands seigneurs. Cette familiarité n'est pas dans nos mœurs. Eile s'explique fort bien en Es- pagne, par la moindre distance qui sépare les olasses de In société , et on gentilhomme pouvait être valet sans déroger.

94 NOTICE

faire a cour à cette terrible duègne, pour détourner son attention e essayer de l'apprivoiser. C'est une grande marque d'amitié qu'il donne à son ami, car il est lui-même très-épris d'une jeune veuve nommée Marcelle.

Le moyen réussit, et il est comique de voir comment la béate aa rosaire, la sévère Teodora prend feu aux galants propos de Riselo. La nature se hâte de reprendre ses droits.

Il y a de la hardiesse et de la nouveauté dans cette attaque de Lope contre l'hypocrisie, quand on songe combien la matière était dé- licate, et au danger qu'il y avait de son temps & toucher, même en passant, de pareilles questions. Lope ne craint pas de rendre la béate ridicule pendtint toute la pièce, et de lui faire jouer le rôle du bobo qu'elle partage avec Otavio, un certain cousin venu de la province pour épouser Belise. Pour être moins directe, et surtout moins dogmatique que dans Tartufe, la leçon n'en est pas moins forte.

Tout va d'abord pour le mieux ; mais ces sorties régulières de Be- lise finissent par exciter les soupçons d'un valet bourru, qui fait par- tager ses idées à son maître Otavio. De son côté, Prudencio trouve que le remède opère bien lentement, et que sa fille est plus pâle que ja- mais. Il y a des scènes qui ont le naturel et la naïveté de la comédie antique. Enfin l'intrigue est découverte par un rival jaloux qui vou- drait bien épouser Marcelle, mais qui n'est pas un caractère fort re- levé. Il y en a comme cela. Florencio, furieux, court au logis de Li- sardo, et menace de 'tout tuer. Il s'apaise en comprenant qu'uQ mariage de réparation est devenu nécessaire. La pauvre Teodora ex- piera ses velléités amoureuses en entrant dans un couvent.

La comédie d'un peuple ne peut être que l'expression plus ou moins directe de ses mœurs, l'image réfléchie de ses habitudes sociales. La comédie antique ne peint que des courtisanes, parce qu'en Grèce la femme ne paraissait pas dans la société, et n'était employée qu'à garder le foyer et à perpétuer la race. On comprend difficilement la comédie chez les Turcs. Il n'y en a pas de traces dans toute la littérature arabe. Les habitudes françaises de Paris au dix-septième siècle, les mœurs déli- cates de la société polie, les salons du faubourg expliquent le Misan- thrope, et les traits du caractère de Célimène.De même, les mœurs demi- africaines de l'Espagne, la vie claustrale imposée aux femmes par cette

SDR L'EÂU FERRÉE DE MADRID. 05

flile afnée de Rome, par-dessus tout le point d*honneur castillan, nous expliquent ces ruses, ces fourberies, ces aventures nocturnes, les en* lèrements, les déguisements, les changements et suppositions de noms et d'état, qui sont Tessence de la comédie espagnole. Joignez-y la prédominance de T imagination sur la raison, trait caractéristique de b race. En France, Tesprit de sociabilité, la liberté absolue dont jouissent les femmes, la passion, toujours au besoin tempérée par l'ironie, rendent ces intrigues compliquées, ces coups de tête soudains, ces imbroglios, impossibles ou inutiles, partant invraisemblables. Il est permis de souhaiter mieux et de préférer à l'activité passionnée, à la ren-ede la comédie espagnole, les développements philosophiques de Molière. D'un autre côlé, on conçoit combien ces intrigues, toujours accompagnées de dangers, d'imprévu, de mystères, sont favorables àlUntérét.

Lope en a mis beaucoup dans cet ouvrage. On y rencontrera au plog haut point cette vis comica tant louée des anciens, que pos- sédait Piaute , qui manqua à Térenee. L'action court à travers un cliquetis de bons mots, de boutades imprévues, de saillies étince- lantes, avec la grâce amusante, mais moins fantasque du Song^ d'vne mit d'été. Rien n'est surtout charmant, rien n'est original comme les scènes du début : les jeux de coquetterie de la jeune fille que suit de loin son amant, les discours superflus et la vaine surveillance de la tante dévote. Tout cela est vivant au plus haut degré, plein de feu et de relief.

Et quel intérêt historique se joint ici au charme que l'on goûte à ce mélange exquis de l'esprit dans le naturel. Oui, nous sommes bien en Espagne, à l'apogée de la civilisation de ce pays, dans le Madrid du comte-duc. Voici ses jardins et les belles for.taines du Prado, de con- struction toute récente. La venue de la décadence n'est pus encore trop visible, et Lope peut se réjouir au spectacle des grandeurs de la pa- trie encore debout. Voici l'église de la Trinité; la messe vient de finir, et la foule s'empresse sur les degrés; foule bénie des amoureux, émi- nemment propre à leurs entreposes que servent les valets alertes. C'est le moment où, malgré les duègnes et les écuyers, s'échangent les ' signes d'intelligence, et se déploie ce jeu muet du regard, » si I bien décrit par Lope dans le Cavalier (VOlmedo, On aurait facilement H ici le pendant du tableau qu'Ary SchefTer a tiré du Faust de Gœthe, J mais à coup sûr Belise aurait une autre attitude que Marguerite, et son visage n'aurait pas la même expression. Je conçois chez Lisardo

/

96 NOTICa

le regard de Faust, mais Vbmsû dévoué « lleicelleia Ri«elis u*aiira rien, de la phyiioDOBiie de Méphistophélès.

C'est encore à la scèae espagnole q^ nous arons empranlé les dégui* sements, comme nous lui devons cette architecture toute pleine d'eaca-^ liers dérobés, de portes seôrètes, de pavillons mystérieux, de retraites pour les galants ; en un mot,, tout cet attirail auquel personne ne re- nonce encore. Le déguisement de Beltran en médecin a été introduit , comme on sait, par Molière, dans V Amour médecin^ acte III, scène v. Molière a aussi adopté les noms espagnols de Lisardo et de Beliae. Gfila prouve que le théâtre de Lope de Yega ne lui était pas inconnu, et que la comédie espagnole a eu plus dlnfluence qu'on ne croit non pas seulement sur Corneille, traducteur de la Verdad sospechosa d'Alarcon, mais sur Molière lui-même, au moins dans ses pièces d'intrigue.

La r{tputation du théâtre espagnol était grande à Paris, sous Riche- lieu, et cette réputation semble s'être résumée en Lope de Vega, puisque Corneille ignorait le nom de Guilhem de Castro, et regardait Lope comme l'auteur de las Mocedades del Cid. L'Espagne attirait les regards du globe, et les œuvres créées par ses ingénias, servaient d'enseignement à tous. Le joli rondeau de Voiture :

Ha foi , c'est fait de moi , car Isabeau M'a conjuré de lui faire un rondeau, etc.

n'est que la traduction d'un sonnet que Lope, suivant son usage, avait introduit dans sa comédie de la Nina de Plat a. C'est aussi au Btcr- lador de Sevilla que Molière a emprunté le trait floal du sonnet d*0- rente dans le Misanthrope :

Belle Philis , oa désespère, Alorf qu'on espère tomours *,

La politique avait donc mis à la mode l'idiome et la littérature du r Espagne. Mais une circonstance peu connue contribua surtout à mettre en vogue à Paris le théâtre espagnol. La reine Marie-Thérèse emmena de Madrid avec elle la troupe de Sébastien de Prado, et la fil jouer à la cour pendant tout l'hiver de 1661. Quand ces représenta-

4. Elque un bien gozar espéra

Quanto espéra désespéra.

SUR L'BÂU FERRÉE DE MADRID. 97

(ions earent eessé, Sébastien de Prado et m troupe ne quittèrent point Paris; ils y demeurèrent encore onze ans, de 1661 à 167?, et Jouèrent pendant toot ce temps d'abord sur le théâtre du Petit-Bourbon, eniuite sur le théâtre du Palais-Royal, conjointement avec la troupe des Italiens et avec celle de Molière. La vogue de ces représentations dut être grande, car Sébastien de Prado et sa femme, la fkmeuse Francetea Beion, étaient possesseurs, à leur retour en Espagne, d'une fortune telle qa'ils purent se retirer du thé&tre et vivre dans Topulence.

n.

L'EAU FERRÉE

DE MADRID

PERSONNAGES

LISARDO,

RISELO,

OTAVIO,

GERàRDO,

FLORENCIO,

REITRAN, )

SALICIO, $

gentilkhommes.

▼alets.

LEONOR, McliTe.

PRUDENCIO, père de Belise.

BELISE.

TEOOORA, Uote de Beliee.

HARCELLE, TeiiTe.

ULSICIENS.

LAQUAIS.

La scène est à Madrid.

PREMIÈRE JOURNÉE

SCENE I

Une rue.

LISARDO, RÎSELO.

LisARDO. D'ici vous pourrez la voir.

KiSELO. L'église était splendide.

LISARDO. Ici, la fête de la Croix de Mai est toujours célébrée avec soin.

RISELO. C'est à Séville qu'il faudrait voir cette fêtel

LISARDO. Je le sais; h Séville, c'est la fêle par excel- lence... Mais, elle sort. Il me semble voir l'aurore, et je compare à la prison de la nuit le cloître de ce couvent ',

4. Les deux amis, selon l'usage espagnol, attendent à la sortie de l'église Belise, qui est accompagnée de sa tante et se promène avec clJe à Tombre du cloître qui est attenant.

100 L*EAU FERRÉE DE MADRID.

avec ses colonnes et ses verrous. Ohaiilez, oiseaux qui voltigez atrtour de ^es grilles; rues de Madrid, diangez- vous en prairies, en tapis de soie; et vous, chevaux de ces carrosses, saluez l'aube de vos hennissements, l'aube qui naît en semant sur ses pas les perles.

RisELO. On ne peut mieux peindre le matin.

LiSARDO. Tout amant est un peu poëte.

RISELO. Mais songez donc qu'il est midi, car le sermon n'a fini qu'à onze heures et demie, et si vous faites une aurore de votre dame à l'heure de midi, c'est pour le coup que nous sobmes à la fêt«. Elle est l'aurore, je l'admets; mais vous maccorderez que c'est une aurore sans fraî^ cheur. Il estmidi, et nous sommes le 3 de mai : il y a de quoi sécher toutes les herbes.

LisARDO. ^ilence, pour tteu, car la voici...

(Entrent Belîée et Teodora, voilées de leurs mantilles.)

TEODORA. De la gravité, Belise, et de la modestie : de la gravité dans ta démarche et dans ton maintien; de la modestie, en ne regardant que la leme que foulent tes pas.

BELiSE. Je fais ce que vous m'enseignez.

TEODORA. Pourquoi donc as- tu regardé ce cavalier?

BEUSE. Ne m'avez-vous pas recommandé de ne regar- der que la terre? Eh bien^ dites-moi, ce cavalier n'est-il pas fait de terre?

TEODORA. Je parle de celle sur laquelle tu marches.

gjjLisE. Celle xytije marche -est con verte par ma robe

et par mes mules.

TEODORA. Voira bien des raisons de jewne fille ( Par le

paradis de ta mère, je te ferai renoncera ces roueries... Encore un regard?...

RELISE- Moi ?

TEOiïORA. Oui; ne lui as-tu pas fait signe?

gj-usE. J'allais choir, tant je suis troublée de vos

questions, de mes réponses..., et je cherchais quelque part

un appui. RisELO. Elle est tombée... Allez la soutenir.

JOU&NÉS U aoÂNB I* 101

usAXM, offrant la main à Belise.'^ Daigne Votre Grâce eicaser le gant *.

TB6D0SA. Vit^on jamais pareille chose?

Biijffiî. Je vous baise les mains, monsieur. Sans voas, je serais tombée tout à fait

usARDO. C'eût été la chute d'un ange» madame» la chute de la plus brillante étoile qui reçoive sa lumière du soleil.

TBODORA. Et moi, j'aurais mérité une leçon... Seigneur cavalier, allez avec Dieu.

USARDO. Dieu vous garde... part) et me préserve d'un naturel si revôche.

TEODORA, à Beliie. Ta es donc tombée, et te voil^ bien contente qu'un homme t'ait donné la main.

BEusB. Et vous, d'avoir à me chanter pouille pendant toute une semaine.

TEODORÂ. Pourquoi tournes-tu la tète?

BËiiSE. Eh bieni n'est-il pas sage autant que naturel de regarder l'endroit l'on est tombé, pour éviter, ;i Toecasion, d'y faire une autre chute?

TEODORA* Que la fièvre te serre t et comme je suis dupe de tes ruses t Encore t. .. Diras-tu, cette fois, que tu n*as pas regardé ce muguet?

BBUSB. Je le confesse.

TBODORA. Quoi t SRus rougir?

BEusE. Il m'a donné la main tout à l'heure, et vous ne voulez pas que je le remercie?

TEODORA. Allons... heureusemeut que la maison n'est pas loin.

BEUSE. Dieux! quel déluge de paroles qui m'attend t

(Elles sortent.)

RiSELO. Les voilà qui ont tourné la rue.

USARDO. Ahî hélas!

RISELO. Quelle est cette espèce de harpie qui l'accom^

pagne?

1. Uétiqnette voulait qti*en offrant la main à une dame on ôtât son gant, comme on Tôte, par exemple, en allant à Toffrande. Lisardo u'a pMealfi temps, d'dter le sien, et s'fio esctise..

102 L'EAU FERREE DE MADRID.

LiSARDO. Une lante qui pourrait être l'aïeule de TEnvie, espèce de milieu entre la nonne et la duègne -" aigle, de la ceinture en haut; de la ceinture en bas, vipère. Par elle sont déjoués tous mes plans; elle ne me pernaet ni de la voir, ni de lui parler.. Lui écrire, est impossible. Elle veille avec plus de vigilance qu'Argus lui-même aux cent yeux.

SCENE II

Les mêmes. Entre BELTRAN.

BELTRAN. J'ai attendu d'avoir perdu de vue cette mé- chante sorcière pour vous remettre certain papier qui vaut son pesant d'or. Vous me donneriez un diamant pour chaque lettre, que ce serait encore pour rien.

LISARDO. Voudrais-tu rire, Beltran?

BELTRAN. Rire en présence de Riselo?... Mais vous n'avez pas entendu le meilleur. Oui, je vous apporte en outre une faveur si précieuse, que l'enveloppe du billet vaut seule ce que je demande. (// montre un gant,) Au sortir de l'église Relise m'aperçut, et soudain, d'une étoile de ses yeux, me fit un signe avec une grâce telle qu'on eût dit le sourire de l'aube. Elle s'approche du bénitier comme pour prendre l'eau sainte, et (voyez un peu l'hypocrite!) elle se retourne, me regarde, et, glissant dans son gant le papier, elle le suspend h la croix, comme un objet perdu. Je m'avance aussitôt, et m'adressant h la foule qui entou- rait le bénitier : « Il est à moi, » dis-je; et le soleil, qui déjà s'acheminait, retourne sa lumière vers l'orient. Elle me remercia en riant de la grâce et de la prestesse avec laquelle je m'étais emparé de son gant.

LISARDO. Voyons... {Après l'avoir examiné.) Eh bien! je proclame que cet esprit divin n'est pas inférieur à sa beauté.

BELTRAN. Comment! C'est tout?

usARDO. Tu recevras pour ce gant des chausses, un pourpoint et un surtout.

BELTRAN. 0 mcrveillc unique, inouïe ! Un gant fabri-

JOURNÉE I, SCENK IF. 103

quer des vêtements! c'est ordinairement I office de la main. Et pour le billet, que me donnez-vous?

LiSARDO. Une douzaine de chemises.

BELTRAN. 0 papier qui a fait beaucoup plus qu'un moulin à papier! vous vous ressemblez toutefois, car tu as blanchi et mis à neuf toute mai vieille défroque '.

USAROO. Gant charmant, si vous ne m'inspirez pas de folies, c'est que je veux premièrement lire ce billet. Pardonnez-moi si je ne vous montre pas ma reconnais- sance pour servir d'enveloppe à une si grande faveur. Est-il d'ailleurs bien étonnant que ce gant renferme le papier qui m'est adressé, puisque lui-môme couvrait na- guère une main de papier'?

BELTRAN. Yous reudcz un digne hommage à la beauté de cette main; mais sa foi ne mérite pas moins d'éloge, car Belise vous assure que ce papier vient du cœur. Lisez, monsieur, je vous en supplie.

LISARDO. Je lis, et mes yeux seront éclairés par l'Amour: « Pendant que sommeille la jalousie de ma tante, et que veille la petite esclave, les yeux à demi fermés, je l'écris à minuit, lumière de ma vie; et puisque je ne puis écrire sans employer la ruse, écoute deux choses que me conseille TAmour dans sa pitié pour nous. Pour tromper un père jaloux et cette tante si peu bienveillante, je vais, cher époux, feindre un accident qui amène les pâles couleurs. Cherche parmi tes amis un médecin qui me visite, après l'avoir informé de tout, si ma proposilion ne te déplaît. Il devra dire que le seul remède à ce mal, c'est, après avoir pris du fer, de profiter de ce beau mois de mai pour se promener, et on le croira. J'aurai soin aussi de perdre quelquefois connaissance, et on aura à m'ordonner quelque sirop de choses insignifiantes, bien que, s'il le fallait, mon amour ne craignit pas un breuvage de feu. Je sortirai sous ce prétexte tous les matins. J'irai tantôt à Atocha, tantôt

4 . Toujours de l'esprit chez ces valets. On sait assez que le papier se fabrique avec de vieux chiffons. 2. Par sa blancheur.

i04 L'EAU FERRÉE DB MADRID.

au Prado, tantôt au Soto S et pour toi les montées me pa- raîtront douces. £t si tu vois sur ma barque mon ennuyeux et trop vigilant pilote, ne t'effraye ni de son habit ni de sa mine dévote. Amène à tes côtés quelque ami ingénieux qui se charge de lui faire la cour; peut-être aurai-je, à ce prix, la permission de te parler. Voilà ce que m'enseigne l'Anaour, dont le pouvoir triomphe de mes craintes. L'amour pressé ne souffre pas de retard. Voilà mes remèdes; si tu en con- nais de meilleurs, dis-les-moi. ta belise.» Ai?ïse/o. Qu'en dis-tu?

RiSELO. Elle a autant d'esprit que d'amour, et plus encore de désirs. Le remède est charmant.

usardo. Admirable! mais trouver un médecin qui vienne seconder une passion si légitime ?

RïSELO. C'est le point, en effet. Quelle que soit son amitié, nul ne voudra y consentir, encore qu'il soit assuré de rhonnête fin de vos vœux. Le métier de médecin repose surtout sur la confiance.

BELTRAN, L'Amour a inspiré le remède; il fournira le médecin.

USARDO. Est-ce que tu déménages?

BELTRAN. pTocurcz-moi, s'il vous plaît, un habit de docteur. Je vous réponds de mener à bien cette affaire. Je sais un peu du latin à l'usage des récipés, et ce peu que je sais suffira à lui rendre la santé.

USARDO. Il faut donc que ta folie vienne mettï*e son nez partout.

RISELO. Vive Dieul il a raison. L'amour est un champ ouvert aux aventures; ne crains pas de mêler quelque folie à ses enchantements.

USARDO. Ne vois-tu pas qu'il est toqué? [1 renversera tous mes projets.

RISELO. Pourquoi?

USARDO. Au beau milieu de la cure, il lâchera quelque sottise qui perdra tout.

BELTRAN. Moi? vit-ou jamais valet plus dissimulé?

4 Promenade sur les bords du Manzanarès,

jouBaiàff I, seins tiu los

usARDo. Plus mule» à la bonne heure; tu aurais cent fois raison^

BELTBAN. Faites-en l'essai; mettez-moi à l'épreuve.

BiSELo. Un peu de courage; Beltran se montrera plus sage, connaissant l'importance de Taffaire.

USARDO. C'est assez. Vous êtes tous deux de cet avis. Je me rends. Va t'habiller; mais de la part de qui dira- t-il qu'il se présente?

RiSELO. De la part d'un ami.

USARDO. Ami de qui?

RISELO. Du père.

USARDO. Non pas; mais plutôt de la part d'une amie de Belise, à qui celle-ci aura conté sa maladie à la messe de ce matin.

RISELO. Allons I

USARDO à Beltran, Je veux auparavant te faire répéter ton rôle.

BELTRAN. Est-il besoiu de longtemps conférer sur les maladies des jeunes iBllcs?

(Hb sortent.)

SCÈNE III

Salon dans la maison de Prndencio.

PRUDENCIO, OTAVIO, en habit voyage, SALUCIO, portons

une malle et un mamieau»

PRUDENCIO. Laisscz-moi vous embrasser encore une fois comme parent; la première, c'était comme ami.

OTAYio. Une fois et cent fois, seigneur Prudencio; car vous êtes le portrait vivant de mon père.

PRDDENGio. Et j'espère qu'il se porte bien?

OTAVIO. A votre service. Toi, Salucio, porte ma malle à Tauberge.

PRUDENCIO. Comment, h l'auberge? Vous prétendriez faire celte injure à notre maison, Otavio? Holà ! Leonorl N'y a-t-il personne ici?

(Entre Leonor.)

i06 L'EAU FERRÉE DE MADRID,

LEONOR. Qu^ordonnez-vous, monsieur?

PRUDENCio. Charge-toi de ces effets, et avertis la pe- tite et sa tante. Dis-leur que son cousin est arrivé.

LEONOR, à Salucio. Donnez, l'ami.

SALucio. Celui qui remet à Votre Grâce la malle, lui rendrait aussi bien...

LEONOR. Quoi?

SALUCIO. Tout le chargement.

(Sortent Leonor et Salucîo.)

OTAvio. Je trouve votre ville bien belle.

PRUDENCIO. C'est l'abrégé de toutes les merveilles de l'Espagne. Ces larges rues lui donnent un grand air de majesté, et l'air salutaire qui les baigne est à mes yeux préférable à tous les courtisans.

OTAvio. Les beaux édifices I

PRUDENCIO. Ils s'achèvent peu à peu.

(Entrent Teodora et Belise.) »

TEODORA. Seigneur, que je baise vos mains...

OTAVIO. Ohl madame...

PRUDENCIO. Faites fête à votre neveu, Teodora; et loi Belise], embrasse ton cousin.

RELISE. Soyez le bienvenu.

OTAVIO. Je vous rends, madame, le même compli- ment, et je vous prie de me considérer comme votre es- clave; rien n'est plus juste.

RELISE. Je vous regarde comme mon seigneur.

PRUDENCIO. Je veux qu'un hôte si cher soit honoré dans ma maison pendant plusieurs jours.

OTAVIO. Si je considère l'intention qui m'y amène, et le gracieux accueil que j'y reçois, je n'ai plus d'inquiétude sur l'issue de la négociation, contrairement à ce dont on m'avait prévenu. On dit, en effet, que ceux qui viennent h Madrid pour affaires qui demanderaient tout au plus un mois, et qui y viennent jeunes et dispos, ou se fixent

4 . Les rues d'Alcala, d'Atocha, de la Montera, de San Geronimo, la Calle Mayor de! Arenal , qui se réunissent au fameux carrefour dit la Puer ta del SoL

JOURNEE I, SCENE IV. 107

dans la capitale, ou rentrent chez eu\ avec des cheveux blancs.

(Entre Leonor.)

LEONOR, à Prudencto. Il y a Ih un médecin qui ni*a chargé de vous prévenir qu'il se présente de la part d'une amie de ma maîtresse.

PRUDENCio. Qu'il soit le bienvenu, dis-lui d'entrer.

(^^lrt Leonor.)

OTAvio. Un médecin? Est-ce qu'il y a des malades dans la maison?

PRUDENCIO. Ce n'est rien; mais cela pourrait devenir plus grave. Pour avoir eu la fantaisie de manger de l'ar- gile... Relise.

BELiSE, à part. Bien trouvé, en vérité I

PRUDENCIO. Je soupçonne quelque suppression.

OTAvio. Ah! vraiment; c'est bien fâcheux! . PRUDENCIO. Et le moment est venu de s'occuper de sa guérisou.

TEODORA. Mais ce n'est rien; et je suis persuadée, moi, qu'il est plus dangereux de la faire traiter.

BELisE à Teodora. Si vous sentiez à chaque pas des douleurs, des défaillances, comme il est probable, ma tante, que vous ne vous plaindriez pas !

SCÈNE IV

Les mêmes, LEONOR, SALI CIO, et emniic LISARDO

et BELTRAN.

LEONOR. Voici le médecin, monsieur. PRUDENCIO. Approche un autre siège, Leonor.

(On voit entrer Beltran en costume de médecin, avec la cnpc, le bonnet, les gants et les anneaux i. Il est accompagné de Lisardo.^

LISARDO, bas. Fais attention qu'il ne s'agit plus de rire.

4. Probablement les anneaux constellé* dont parle Molière dans V Amour médecin^ acte III, se. Y.

r08 L'EAU FERREE DE MADRID.

BBLTHAN, gravement, Que Dieu garde Vos Seigaeuries. est la malade?

TEODORA. La voici.

LisABDO, à part. Qui pourrait arrêter l'amour, quand il a triomphé de tant d'obstacles?

BELTRAN. Jc vicns de la pavt de dona Inès, une amie de Belise, à qui celle-ci a conté son mal, ce matin^ à la messe : dona Inès a une fille qui souffre de la même in- disposition. — Voyons le pouls.

BELISE. Je ne doute pas qu'il ne donne des signes suffisants. Je Tai senti, à votre entrée, qui s'élevait encore davantage.

LisARDO, à part. Si tel est votre état, ô gloire de ma. vie! que dirai-je du mien? Assurément, s'il me tâtait ïc pouls à moi, il me trouverait une fièvre à lui brûler les doigts.

BELTRAN. Voyous l'autrc main; celle-ci nous a déjà dit la vérité.

PRUDERCio. Sera-t-il nécessaire, seigneur docteur, que ma fille se mette au lit ?

BELTRAN. Je n'y vois pas d'inconvénient, mais ce n'est pas le moment; tout à l'heure elle va prendre du sirop. [A Belise,) Dites-moi maintenant ce que vous éprouvez, et surtout dites la vérité.

BEUSE. Je souffre d'être seule, et je voudrais causer, parler avec quelqu'un. Si je m'approche de la fenêtre, je vois sans doute beaucoup de monde, mais n'apercevant pas ce que je désire, je perds aussitôt envie de l'ouvrir. Je sens là, sur le cœur, je ne sais quel poids douloureux qui me coupe la respiration. S'il me prend une fantaisie, je vois arriver quelqu'un sous la forme d'une tante, qui m'empêche de regarder : je dis une tante vivante, une tante en chair et en os, qui me fatigue et m'ennuie par ses défenses de regarder. Je ne voudrais pas offenser Dieu, mais je ne sache pas que ne pas avoir d'yeux figure dans ses commandements. De plus, l'oppression que me cause cette défense m'empêche également de parler, et me serre le cœur. Je voudrais parler, je ne puis. Mais j'es-

jouants I. 8GKNB IV. 109

père qu^avec Taiëe de Dieu et de ¥06 fioinft, toqs m*en foarnirez le moyen.

BBLTRAn. CeU demande réflexion; le moment, d'ail- levrs, n'est pas favorable. Je ferai en sorte qu'il tous soit loisible de parler et de rire honnètemeiit. En montant une côte, un escalier, ou toute autre montée, qu'éprouveE»

VOOfi?

BELiSE. Il me semble que j'étouffe.

BELTRAN. Vous lie VOUS sentcz pas légère?

BBusE. Le moyen ?

BELTBAK. Ce mi>yeii<» je vous le donnerai. Four le moment, il ne s'agit que de prendre du fer pendant quatre matms,. et d'aller vous promener au Soto, au Prado ou à A&ocha» ea prenaiU bien gaitlc d'éviter les rayons du soleil; car, sekm le mot de Galien :

Qutmdo ferrwm lomciaiR, Sol in eapite non deittr.

Le soleil détroit les efifits de la core.

LiSABDo, à part, Que le ciel te confondet Amen t S'ils savaient un mot de latin, tout serait perdu.

BELTRAN.— On poitTra commencer dès demain ; car hier était opposition de la lune, et selon le docteur Lagona :

Pêt opposUa Aura Non Jiat nUa emiuio^

usARDO, à pari, Autre sottise. Je suis sur des char- bons ardents.

BELTRAN. Enfin, à partir d'aujourd'hui, je compte faire disparaître cette mélancolie dont vous vous plaigne/ en vous envoyant des musiciens. Je vous prèle de plus cet anneau : grande est sa vertu. Je ne puis toutefois vous le prêter que sur un gage, car, ma parole d'honneur, il ne m'appartient pas.

PRUDENCio. Jésus! Parlez : quel gage vous faut-il?

BELTRAN. Rien que l'anneau que vous portez, Relise.

PRUDENCIO. Donnez-le bien vite, ma fille.

RELISE. Vraiment, le vôtre a une telle vertu?

ilO L'£AU FERREE DE MADRID.

OTAvio. Serait-ce un ongle de la grand'bête (1), sei- gneur docteur?

BELTRAN. Non, mousieur, car nous en trouverions une plus grande, et sans aller bien loin. II s'agit d*un cer- tain animal plein d'affection pour les femmes, et de la raison des merveilleux effets de mon anneau.

LiSARDO, à part, Il a eu de l'esprit, cette fois, et c'est fort adroitement qu'il lui a remis mon anneau en échange du sien.

BELTRAN. Sortcz dès demain matin, après avoir pris une demi-écuelle d'eau bien ferrée. Ce remède, joint à la promenade, dissipera toute espèce d'obstructions et de vapeurs, et le soir venu, je suis sûr que vous m'enverrez mille bénédictions. {A Lisardo.) Seigneur licencié, exa- minez le pouls de cette dame. {A Prudencto,) C'est un étudiant des plus distingués, mais encore un peu timide, un sa qualité d'assistant. Avancez, ne craignez rien.

(Lisardo tâte le pouls à Belise.)

LTSABDO. Je le trouve duriuscule, repoussant et mémo un peu capricant. [A part.) Et j'ai le front de débiter de tels mensonges!...

BELTRAN. Je vais faire ma visite à certaines dames du voisinage.

LISARDO, à part. Je ne me sens plus de joie,

PRUDENCio, mettant de r argent dans la main de Beltran. Que Votre Grâce m'excuse et veuille bien accepter...

BELTRAN. Je u'cu ferai rien.

LISARDO, à part, à Beltran, Tu acceptes, coquin?

BELTRAN. Ah ! quc d'ennuis! Que Dieu garde Votre Grâce.

(Sortent Beltran et Lisardo.) \ . Cervut alces. Animal particulier par lu disposition de ses cornes.

JOURNÉE I, SCÈNE VI. . tll

SCÈNE V

PRUDENCIO, TEODORA, BELISE, OTAVIO, LEONOU,

SALUaO.

PRUDENCIO à Belise, Eh bien, es-tu un peu con- solée?

BEUSE. Ah! oui, vraiment; on dirait que la science de ce docteur descend directement du ciel.

PRUDENCIO. Aie bien soin de préparer Teau dès ce soir, Tcodora, afin que dès demain matin...

RELISE, à part. Comme ma ruse a réussi I

PRUDENCIO. ... Celte enfant aille se promener au Prado avec Leonor; cela suffira.

TEODORA. Sortir seule avec Leonor? un valet de pied raccompagnera, et je sortirai moi-même avec elle.

RELISE, à part. Je suis perdue I

OTAVIO. Si vous permettez que je raccompagne, je ferai l'office d'écuyer.

PRUDENCIO. Elle n'est pas assez grande dame, Otavio, pour mériter un écuyer tel que vous. Voyons maintenant à vous trouver dans cette humble maison, non pas Tappar- partement qui vous est dû, mais celui qu'elle pourra vous offrir.

OTAVIO. La qualité que vous me donnez vous est in- spirée par votre propre sang.

(Ils sortent.)

SCÈNE VI

Une me. MARCELLE, FLORENCIO.

FLORENGio. Garder ainsi votre parole est digne de vous. L'honneur de h femme est dans sa fidélité. Mais il faut que Fhomme paye de la même monnaie, sans cela la fidélité n'est que duperie. Demeurer fidèle à qui fut incon- stant toute sa vie, c'est pure sottise et manquer de plus

i {% VEW PE&RlaC DB UÂBKW.

Toccasion de se venger. Riselo suit son goût. Ne soyez pas dupe, et suivez le vôtre.

MARCELLE. Je ne dirai pas môme un mot qui puisse lui déplaire. La liberté de Thomme n'est pas assujettie à l'opinion : l'honneur de la femme consiste dans sa loyauté. La femme se doit à la vertu par sa seule volonté. Quel mérite y aurait-il à l'être par force? Si pour me venger comme vous le proposez je portais atteinte à mon honneur, c'est moi-même que je punirais en le perdant. De plus, Florencio, votre témoignage n'est pas assez désintéressé pour que je puisse croire que Riselo en a si mal usé .avec moi. Si, cédant à une impulsion spontanée de votre cœur, vous m'informiez que Riselo m'est infidèle, je pourrais peut-être vous croire; mais vous êtes son rivaU il m'est donc bien permis de douter.

(EUe veat s*élQigii0r«]

FLORENCIO. Un moment, je vous prie.

MARCELLE. Que pouvez-vous me dire qui ne soit an effet de vos folles prétentions?

FLORENCIO. Qu'avez-vous à perdre pour m'écouter?

HARCELLE. Dites plutôt que nai«je pas à perdre? Toutes œlles qui se sont perdues se sont perdues pour avoir écouté! Si la femme était née sans ouïe, elle n'é- chouerait pas si souvent contre vos écueils.

FLORENCIO. Oui, si je vantais ici votre esprit, votre beauté; mais en ce moment, je n'obéis qu^à ma con- science. Vous allez connaître le propre nom de celle qui est aimée de Riselo. Depuis qu'il s'est lié d'étroite amitié avec Lisardo, galant cavalier de son âge et de ses goûts, tous deux vont faire leur cour aux environs de Saint-Sébastien : c'est I^ qu^ii se fait un échange d'œillades Dieu n'a que la moindre part. Ost à Saint-Sebastien ou à la Trinité que vont entendre la messe deux dames dont l'une s'ap- pelle Belise, Elle est si riohe et de si haut rang, que Li- sarvio. nalgrif sa qualité de gentilhomme, hésite à la de- mander en mari:iige à son i^re. C'est une tille qui s'entend à tonsuJer soa mirvnr: on le voit à sa démarche, à son visage, à sa toilette, à sa coiffure. Elle sort de légUse en se dmpant de miUe façons dans sa mantille; elle va d'un

JOORXEE I, SCENE YI. HZ

pas assuré, en s*escriniant de i'éventaii, et son regard liufiSt pour enchaîner. L'autre qui, dit-on, est sa tante, est une personne de sens plus rassis, qui repousse les brode- ries d'or et d'argent; sa gravité, sa vertu sont exprimées par un habit de béate, qui lui donne un air plein d'auto- i-ité. Je ne sais si le voile de la noble dame (j'ignore s'il est d*étamine) est un frein à ses pensées, mais, à la sortie comme à l'entrée, je la vois à la dérobée adresser à Riselo des regards fort expressifs. Hier, je les regardais toutes deux sortir de la messe, quand je vis Belise placer un gant au-dessus du bénitier. Je ne sais quel était son but : ce qui est sûr, c'est qu'un drôle, une espèce de truand, qui sert au damoiseau tantôt de chien de chasse, tantôt de faucon^ s'en empara discrètement, et le porta aux deux amis.

MARCELLE. Mou malheur passe mon espérance. Riselo mêlé à cette intrigue? C'est l'effet de son amitié avec Lisardo? Qu'attendrais-je encore?... Le ciel est témoin de sa félonie : qu'il la punisse. Je regardais d'abord votre avis comme une fable. Une affection oubliée se rend difllcile- ment à l'évidence, et le procédé ordinaire de l'amant dé- daigné est d'affirmer que son rival aime ailleurs; mais aujourd'hui que le ciel me découvre la vérité, ce n'est pas offenser ma loyauté que de tenir la sienne en suspicion. Le traître! Faut-il que pour plaire à un ami dont il sert la passion, il paye mon amour de ces indignes dédains? Mais j'y mettrai bon ordre. Connaissez-vous la mai- son? FLORENCio. Parbleu ! MARCELLE. Vcuez avec moi. FLORENCIO. Vous êtcs sûre de le trouver dans les en- virons.

MARCELLE. Si uue femme honorable commet une faute, l'amour et l'intérêt peuvent y être étrangers; plût au ciel qu'il en fût de même àe la vengeance.

4 . Personne n*ignore qa'on a longtemps chassé k Toi seau.

n. »

l

4 14 L'SATT FEIUtÈB BB KADKlb.

SCÈNE VU La promenade HuPraHo.

USARDO 9t RÏSELO, en toilette élégante, avec capes de couleur ; BELTRAN. Il est de grand mdiin^.

usAîino. Ohi cammc .elles tardent à 'venir-.,.- <|ae

faire? wsBLO- Que Tamour te vienne en aide» usABDOu Je crains de voir paraître le soleil des cieux,

par jalousie du mien.

MSELO. Non, il ne se lèvera pas, s'il sait qu'elle *est un soleil et qu elle est déjà sortie.

BELTRAN. •— Lcs oiseaux, de leur plus douce voix, chan* tent déjà à Relise ces paroles;:

IMiatinées fleuries Bu beau mois de mai, l>lteB à ima nue De ne pas doruûr tant-

usARDO. Campagnes de Madrid, heureuses si vous êtes foulées de ses pieds, fontaines qui, pour voir les jar- dins du comte-duc*, élevez si haut le cristal de vos yeux, que Ton voit briller vos blancs rayons à travers les jalou- sies qui emprisonnent ses verts parterres, charmant ta^is de fleurs tissu par la nature féconde, petits ruisseaux cris- tallins dont le bruit doux et sonore semble imiter la nau- sique de Jean Rlas,

Dites à ma mie

De ne pas dormir tant.

RiSELO. Oiseaux qui, dans les airs |que dorent déjà

4, Cette h^tire s'explique pat le clhnat de Madrid, d'une cbàleur excessive penrlant l'été. . - ■, .

2. Les jardins du comte-duc d'Olivarès, annexés depuis au Buen- Retire» étaient contigus au Prado. Les fontaines dont il s'agit ici étaient probablement celles dites de Neptune , d'ApoUon et de Cybèle, les plus belles des sept qui ornent maintenant le Prado. En 4624, date de la pièce, Olivarès était déjà ministre de PhUippe IV.

JOURNÉE I, 8C£N£ YIU 115

Les rayons du soleiU déployez les plumes brillantes de v«s ailes, vous qui montrez la tôte liors de vos nids en roucou* lant, et vous qui déjà, perchés au haut des branches, saluez le Prado; moissons mêlées aux tapis de verdure qu'émail- lent des massifs d'amaranthes et de pivoines; ormeaux verdoyants qu'en dépit d'octobre le mois de mai a revêtus d'une belle livrée de feuilles et de rameaux, pour amener la jeune beauté attendue de Lisardo,

Dites à la tante

De ne,pa8 dormir tant i.

BELTRAîf. Taverne de Saint-Martin, entre tous les saints généreux, dont les tables, véritables mules de Bacchus, se couvrent déjà de caparaçons*; buflfete déjà parsemés de pains au latt friands; Français qui criez l'eau-de-vie et les gâteaux*; fripiers qu'^éveille déjà Tappàt du gain, et qui tapissez vos boutiques ^ans que ce soit la procession du Corpus; et vous, air frais du matin qui gra- tifiez de toux, de catarrhes et de rhumes de cerveau, sans parler du reste, ceux qui sortent encore en moiteur, pour qu elle éveille la tante et celle-ci Belise, à supposer que Belise dormis, sans songer à Lisardo qui l'attend,

PréTenei la cuisinière De 00 pas dormir tant.

MSELO, à Lisardo. On ne dirait pas que ta pensée la trouble beaucoup.

usÂttDO. Quel supplice d'être à regarder si elle unendra ou ne viendra ,pafi.

lusEiie. Pendant que tu te morfonds, à ton ordinaire, et que j^ise se dorlote, que Beltran aille à la place

4 . Notons encore une fois combien ces efihxsions lyriques sont éaas la ûtnation.

2. Bepoitero, désigne le tapis anx armes d*on grand seigneur, dont on eoDvrait «es mulets de bât. La métaphore de B Jtran est hasdie ; elle est burlesque, mais elle se comprend.

3. Utuario, sorte ÛB gâteau ^ue Von mangeait le matin avant de prendre Tean-de-yie.

116 L*EAU FERREE DE MADRID.

d'Aulon Martin chercher des gâteaux; nous commence- rons par restaurer notre estomac en déjeunant, et tu pourras considérer à ton aise, l'un après Fautre, les passants.

LisARDO. Tu es cruel.

RiSELO. Non, je suis libre.

LisARDO. L'amour est pour l'esprit une substance di- vine, l'ambroisie l

RISELO. Et moi, je vais prendre soin de mon corps ; il n'y a rien de tel que ça.

USARDO. Pour moi, dans l'ardeur de mes désirs, la moindre faveur de ma maltresse surpasse les mets les plus succulents.

BELTRAN. Voilà trois femmes qui viennent.

LISARDO. Trois, dis-tu? De quel côté?

BELTRAN. Par la Carrera^.

LISARDO. Serait-ce elles?

BELTRAN. Attcudez-moi là.

LISARDO. Tu es le Lyncée* de mes noirs soucis. Mais non, reste; je la vois.

BELTRAN. Oui, c'cst bicu cUc, scigueur.

LISARDO. Quelle faveur plus précieuse pourraient ima- giner les rêves d'un amant?

SCENE VIII

TEODORA, BELISE, LEONOR; elles portent des chapeaux à plumes, et leurs robes sont relevées à la mode de Madrid ; mules à rubans,

TEODORA, à Belise. Plus je te conseille de ne pas Rap- procher des hommes, au risque de t'aveugler en regar- dant, car tels sont les effets des regards amoureux, plus tu t'avoisines et te rapproches. Si tu continues ce jeu, tu auras le sort du papillon : aveuglée, tu te brûleras les ailes.

4 . La rue oa carrera de San Gerorûmo , qui descend en eflfet droit au Prado. Le palais des Certes se trouve dans cette rue.

2. Le pilote du vaisseau des Argonautes, selon la Fable, célèbre par sa vue perçante.

JOURNEE I, 8CBNB VIII. 117

BBUSB. Mon Dieu t quel étrange caractère est le tien I Quel bien veux-tu que me fassent la promenade, l'eau ferrée, si tu es qui grondes toujours? Tu sais que le docteur m'a ordonné de voir du monde et de faire ma vo- lonté, tu sais que c'est le seul remède à mes langueurs, et tu veux m' empêcher de regarder les gens?

usARDOy à part, Ah! c'est maintenant que natt le jour, c'est maintenant que TAurore sourit à ces cam- pagnes I

TEODORA. Bon! Faudra-t-il pas que je te laisse causer avec ces muguets?

BELisE. Avec qui veux-tu que je cause? Avec les bêtes? C'est joli!...

TEODORA. Pour tc guérir de ces vapeurs, le docteur a ordonné la promenade.

BELISE. Et qu'il fallait surtout voir du monde, causer avec quelqu'un, se promener de compagnie. N'est-ce pas vrai, Leonor?

LEONOR. Parbleu ! si c'est vrai : comme s'il pouvait y avoir d'autre remède à cette mélancolie lenace !

TEODORA. La belle autorité! Regarde cette fraîche fontaine dont les doux bruits suffiraient à bannir de l'ânio la plus noire tristesse; elle s'élance dans les airs comme pour mieux voir les verts bosquets des jardins du comte- duc. Regarde comme elle se résout en mille perles bril- lantes au souffle de l'air. Vois ces arbres verdoyants qui forment un berceau au-dessus d'elle, comme pour l'inviter à oublier tes maux sous leur ouibrage. Parle avec eux ; c'est le moyen de n'être plus seule.

BEusE. Le conseil est charmant; mais, me répon- dront-ils?

TEODORA. Peut-être.

BELISE. Messieurs les arbres, j'étais venue avec la meilleure intention de dire ma peine à celui qui l'a causée. De fer j'avais armé mon cœur pour me donner plus de courage, espérant vaincre dans ce déti d'honneur. Mais, hélas! grâce à l'impertinence de qui m'empêche de parler, je vois que d'aujourd'hui j'aurai surtout à m'armer de pa- tience. J'ai passé toute la nuit à espérer le matin; mais

Ii9 L'EJLU FBRBÉE BE HABItlB.

vaine a été mon espéra&ce, puisque je n'ai pa» eu Foosa- sion de parler'. Beaux arbres, je vous supplie de croire que je suis fidèle, et toi, mon beaa- laurier, garde le souvenir de me» douleurs ^

iiSARDO, caché derrière le^ arbre». Ouiv je le garderai^ et je réclame la même promessev

TEODOBA.. Qu'est ceci?

BELI9E. L'arbre a répondu.

TEODORA. L'arbre?

BELisE. N'avez-vous pas entendu?

TEODORA. Quelle insolence non pareille!

BELISE. Voilà qui yous irrite encore? Que le del me donne, ma tante, la patience de supporter vos duretés \

TEODORA. Tu crois peut-être que je suis dupe de ces arbres avec qui tu causes?

BELISE. Tu vois malice à toutes choses.

TEODORA. vois-tu un laurier paricit

BELISE. Il y en a tant dans le jardin de San 6eroniai«^, que je puis bien leur adresser la parole.

TEODORA. Et tu peux les voir d'ici? Mettez votre man>- tille, et rentrons de suite à la raaismi. Je" vois m^ia^nemt de quoi il retourne; j'entends tes maladies et «es malaises, tes vapeurs et tes eaux ferrées. Tout cela n'était qu:'un prétexte, et je vais le dire à ton pè^e. Allons, vite,, cow- vre-tor.

BELISE. C'est cela; gronde, gronde, sans faire atten- tion à tout le mal que tu me fais, le mourrai, et tu eu seras cause. Enferme-moi avec mon- mal; que k mélan- colie me tue, que le jour n'existe pas pour moi, que tous les temps soient pareils. Plaise à Dieu qu'avant un mois tu me voies, sous un autre vêtement, portée ta rigueur me pousse; peut-être, alors, seras-tu satisfaite de voir ma vie

h . Quelle grâce incomparable, et quel charme poétique ! molle atquA facetum.

2. Le couvent de San Geronimo touchait «nx jardins du- comte>-dnc. Belise l'avait en face. San Geronimo e&t le Westminster de Londres. C'est que les rois d'Espagne, en montant sur le trône, recevaient la jura ou serment de fidélité de leurs sujets. Remarquez combien l'art de Lope est uni aux entrailles mêmes de la iiatiou.

épuisée seloo que ta* le demandes à Dieu. Quand je serai enterrée, peut-être me trouveras-tu assez gardée. Fasse Dieu que mon ma) augmente, que mon cœur se déchire, et que, pour complément, j'aie une attaque d'épilepsie... Je le demande à Dieu.

(Elle 8*éyanonit.)

LBONOR. La voilà évanouie. Vous l'avez voulu.

USARDO, au fondée la scène, à Riselo. Belise évanouie ?

BiSELO. Sa tante paratt émue... Que s'est-il passé?

LEONOR. Contemplez les effets de votre mauvais ca- ractère.

TEODOBA. Qu*ai-je donc dit?

LEONOR. Qu'elle mentait; la cause était plus que suffisante. Un mensonge! ce mal qu*a reconnu , constaté un si grand médecin! {A Lisardo,) Monsieur! monsieur!

TBODORA. Que vas-tu faire?

LEONOR, à Lisardo et Riselo qui s'avancent, Ah! mon- sieur, quelqu'un de vous aurait-il un anneau contre les maux de cœur?...

TEODORA. De mieux en mieux!

usARDO, à part, Arrière, crainte importune. [Haut,) Qu'y a-t-il donc, mesdames?

LEONOR. Mademoiselle vient de s'évanouir.

LISARDO. Ici, à l'instant?...

LEONOR. A l'instant; touchez ses mains.

USARDO. Elles sont de glace.

TEODORA. Tu lui laisscs prendre les mains?

LEONOR. Pour que l'effet du contact opère un soula- gement.

USARDO, à part. Surtout quand on le désire. [HaïU.) Lui mettrai-je cet anneau au doigt?

BELTRAN, à part, Je vois que sous ce prétexte Amour saura jouer son jeu.

LISARDO. Y a-t-il moyen d'aller prendre de l'eau ^ la fontaine? LEONOR. Oui, j'ai justement un gobelet.

(Elle présente le gobelet.

120 l'e;au fkrrbe de madrid.

USÂRDO. Tout le mal dont elle souffre vient de là. Ya à la fontaine, Beltran. {Sort Beliran,) En attendant qu'il soit de retour, et pour diminuer le sentiment de la douleur, je vais prononcer quelques paroles particu- lières.

(n parle à l'oreille de Belise.)

TEODORA. Oui, oui, je le sais; des paroles de votre bouche l'auront bientôt remise.

RiSELO. Dieu a donné, madame, de la vertu aux pierres, à plus forte raison aux paroles.

TEODORA. Jamais Teodora n'aurait cru devoir ôlre témoin de semblables choses.: tant* d'insolence, avec la